"LES DAMNÉS DE LA TERRE"
"LES DAMNÉS DE LA TERRE"
Source: Amady Aly Dieng, SudOnline.sn.
LES DAMNÉS DE LA TERRE
Frantz Fanon
Le livre Les Damnés de la terre paraît fin novembre 1961 aux Éditions François Maspero alors que son auteur, Frantz Fanon, atteint d’une leucémie, lutte contre la mort dans la clinique de Bestheda, près de Washington, aux États-Unis. Le livre est interdit dès sa diffusion sous le chef d’inculpation d’«atteinte à la sécurité intérieure de l’État». Cela s’était déjà produit pour le précédent livre de Fanon édité également par Maspero en 1959, L’An V de la révolution algérienne et pour un certain nombre d’ouvrages relatifs à la guerre d’Algérie. Ces interdictions étaient d’usage à l’époque. Fanon recevra le 3 décembre un exemplaire de son livre ainsi que des coupures de presse, dont un long article de Jean-Daniel paru dans L’Express du 30 novembre, plutôt élogieux. À la lecture qui lui est en faite, Fanon réplique: «Certes, mais ce n’est pas cela qui me rendra ma moelle». Fanon meurt quelques jours plus tard, le 8 décembre 1961. Il avait trente-six ans. Il n’a pas eu le temps de vider son carquois.
Fanon revient en Martinique en 1945, passe son bac et fréquente Aimé Césaire (pour lequel il a une très grande admiration mais dont il ne partage déjà pas les options politiques). Césaire, à l’époque, choisit de considérer la Martinique comme un département français.
Fanon se retrouve très rapidement en France pour faire ses études de médecine à Lyon. Parallèlement à ces études, il se passionne pour la philosophie, l’anthropologie, le théâtre, et s’engage tôt dans la spécialisation en psychiatrie. Dans le même temps, il n’adhère à aucun parti politique mais participe à toute la mouvance anticolonialiste et contribue à la rédaction d’un petit périodique catholique, Tam Tam, destiné aux étudiants originaires des colonies. Et surtout, il écrit un premier article dans la revue Esprit en 1952, «Le syndrome nord-africain», dans lequel il s’interroge sur l’ouvrier nord-africain, exilé, souffrant d’être un «homme mort quotidiennement» qui, coupé de ses origines et coupé de ses fins, un objet, une chose jetée dans le grand fracas.
Alice Cherki nous apprend dans son ouvrage Frantz Fanon. Portrait (Seuil 2000 p.39) que Fanon a pensé à un poste à Dakar où une équipe s’était mis en place. Il écrit à Senghor, qu’il avait rencontré dans le milieu des intellectuels et écrivains noirs. En 1953, Fanon est nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Son premier livre, Peau noire, masques blancs, était déjà paru aux Éditions du Seuil, grâce à Francis Jeanson, en 1952.
Par capillarité entre psychiatrie et engagement politique, que Fanon s’engage dans la lutte des Algériens pour leur indépendance. Fin 1956, il démissionne de son poste de médecin psychiatre dans une lettre ouverte au résident général Robert Lacoste. Il est expulsé d’Algérie.
En décembre 1960 au cours d’un séjour à Tunis, Fanon découvre qu’il est atteint d’une leucémie myéloïde. Il lui reste un an à vivre, au cours duquel il écrira Les Damnés de la terre. Le titre de ce livre a été choisi par lui-même et non par ses éditeurs.
Selon Jean-Paul Sartre, Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière l’accoucheuse de l’histoire, la violence à qui il consacre le premier chapitre de son livre. La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est un programme de désordre absolu. Elle est la rencontre de deux forces congénitalement antagonistes qui tirent précisément leur originalité de cette sorte de subtantification que secrète et qu’alimente la situation coloniale. Leur première confrontation s’est déroulée sous le signe de la violence et leur cohabitation – plus précisément l’exploitation du colonisé par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons.
Le monde colonial est un monde compartimenté. Il est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat. La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. La ville du colon est une ville en dur, toute de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés.
La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu mal famé, peuplé d’hommes mal famés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C’est une ville de nègres, une ville de bicots. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. Il est bon de rappeler l’une des plus décisives de sa tragédie où le Rebelle s’explique (Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses (Et les chiens se taisaient), Gallimard) La naissance de partis nationalistes dans les pays colonisés est contemporaine de la constitution d’une élite intellectuelle et commerçante. Les élites vont attacher une importance fondamentale à l’organisation en tant que telle et le fétichisme de l’organisation prendra souvent le pas sur l’étude rationnelle de la société coloniale.
Les partis nationalistes, dans leur immense majorité, éprouvent une grande méfiance à l’égard des masses rurales. Ces masses leur donnent en effet l’impression de s’enliser dans l’inertie et dans l’infécondité. Ces partis n’arrivent pas à implanter leur organisation dans les campagnes.
Dans le chapitre consacré aux mésaventures de la conscience, Fanon procède à une analyse des classes sociales en Afrique en général et en Algérie en particulier. Ce travail mérite d’être sérieusement discuté. Il étudie les faiblesses de ce qu’il appelle la bourgeoisie nationale des pays sous-développés. La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la conséquence de la mutilation de l’homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit. La bourgeoisie qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle. Les cadres universitaires et commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel Etat se caractérisent par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités: négoce, exploitations agricoles, professions, libérales. Au sein de cette bourgeoisie nationale, on ne trouve ni industriels, ni financiers. Elle n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Etre dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. La bourgeoisie nationale a une psychologie d’hommes d’affaires non de capitaines d’industries.
Les pages dédiées à l’étude de la culture nationale méritent d’être discutées. Le dernier chapitre qui traite des conséquences de la guerre coloniale sur les troubles mentaux est d’un grand intérêt scientifique pour les psychiatres africains. Ce livre aux accents prophétiques a profondément marqué les gens de ma génération qui l’ont lu et relu. Il a fait l’objet de deux conférences à la Maison de l’AOF, boulevard Poniatowski à Paris. Il a été discuté au sein du comité exécutif de la FEANF. J’en ai fait la critique dans un des numéros de Présence africaine en 1966