Notes de lecture L’éveil de l’Afrique noire - Par
Notes de lecture
L’éveil de l’Afrique noire - Par Emmanuel Mounier Petite Renaissance, Paris - 220 pages
Enseignements du 1er grand texte anticolonialiste publié en France
Très tôt, le philosophe Emmanuel Mounier (1905-1955) s’intéresse à la question de la colonisation en Afrique. Quand ce texte parut en 1948, sa revue Esprit a déjà publié deux grands dossiers sur le sujet. Son voyage en Afrique noire en 1947 n’est donc pas le fruit du hasard.
Sous forme de notes de voyage, de synthèse par pays ou de bilan plus distancié, Emmanuel Mounier décrit et analyse ce qu’il voit, avec une étonnante capacité de discernement, voire d’anticipation : il exprime son inquiétude devant une Afrique qui ne saurait concilier modernité et richesses ancestrales, et déjà n’être ni vraiment africaine ni vraiment européenne.
L’éveil de l’Afrique noire apparaît ainsi comme le premier grand texte anticolonialiste publié en France. Emmanuel Mounier propose une voie juste, qui évite les pièges d’aujourd’hui : ni diabolisation de l’ère coloniale ni nostalgie colonialiste, mais écoute de l’autre. L’éveil de l’Afrique noire, préfacé par Jean-Paul Sagadou, président-fondateur de l’Association personnaliste des amis de Mounier (Aam – Burkina Faso), est présenté par Jacques Nanema, enseignant-chercheur en philosophie, éducation et développement à Ouagadougou. Ce livre est une réédition de L’éveil de l’Afrique noire, publié en 1948 aux éditions Le Seuil.
Emmanuel Mounier arrive à Dakar par un Dc-4 le 11 mars 1948. Quinze heures de Paris à Dakar. A Dakar ? Non. Pour Dakar, il faut traverser Médina, la ville indigène, il faut quand même faire le détour de deux siècles en arrière, longer ces rues sans lumière et ces masures sans espoir, être saisi à la gorge par une inoubliable odeur de crasse, de misère et de marées mêlées, et sitôt après les prouesses du colonisateur, sentir d’abord, pour l’oublier, l’odeur de son péché.
E. Mounier a eu un long entretien avec Richard Mollard, à l’Ifan. L’Institut français d’Afrique noire est désormais, dans chaque capitale, l’âme de la colonie. Richard Mollard lui met en main le livre d’un Belge : Afrique, terre qui meurt. Le géographe qu’il est ne croit pas en l’avenir de l’Afrique. Il ne quittera pas Dakar sans aller à la Médina. Il est allé chez un notable, mais il occupe une pauvre maison que rien ne distingue. Son hôte est un abonné d’Esprit. Le dernier numéro est là sur une table, à côté de quelques cailloux disposés en un dessin magique où les femmes, lui dit-on, lisent l’avenir.
E. Mounier se rend le 14 mars à l’Ecole normale des filles de Rufisque. Il révéla les talents d’une élève-institutrice Mariama Bâ qui devait écrire deux ouvrages par la suite : Une si longue lettre (Nouvelles éditions africaines, Dakar, 1979 et Chant écarlate (Nea, 1981). On lui avait demandé, comme à ses camarades, de commenter, à l’aide de souvenirs personnels : ‘Combien j’ai douce souvenance - Du joli lieu de ma naissance.’ Dans la petite cour de l’Ecole normale, trop petite, les jeunes filles sont une centaine de tulipes noires, robes claires à carreaux bleus et blancs avec de larges épaulettes formant corolle autour des têtes crépues. Elles viennent de tous les coins de la Fédération d’Aof. Celles du Sud sont plus épaisses. Celles du Nord et les Dahoméennes ont les traits fins et de petits bustes menus. La plupart, comme Mariama, pilaient le mil dans leur enfance.
E. Mounier donne le texte complet du devoir de Mariama Bâ qui a été publié intégralement dans les Notes africaines de l’Ifan de 1948. Maurice Genevoix de l’Académie française dans son livre : Afrique blanche ; Afrique noire (Editions Granvaux, 1ére édition, 1949, 2e édition, 2003) a donné de larges extraits de ce texte de Mariama Bâ.
Quelques lignes, rapides et sobres, pour évoquer ‘un quartier de Dakar, bâti face à la mer, sur des collines brunes’, des baraques rouges et grises, de hauts arbres qui se lèvent çà et là. Et tout de suite affluent les souvenirs de la petite enfance, ‘plus pure que la farine de mil, plus ardente que les insectes du camp. La vie était belle, belle la lumière des sentiers où vibrait l’orchestre des métiers. Dans les cours, les femmes pilaient le mil. La chanson nourricière du pilon dans le mortier, la beauté noire et brillante des pileuses mettait dans mon cœur de la joie. Je songeais au couscous mêlé de lait frais, le lait pur, le lait blanc des gourdes…’.
C’est ensuite l’école coranique, simple cour ‘vaste et pierreuse qu’ombrage un benténier touffu’, le maître, ‘vieux marabout paralytique, borgne, édenté’, que ses élèves appellent ‘le Monstre’. ‘Je me revois, avec mon petit pagne bleu, l’ardoise pesant sur mes cuisses demies-nues.’ On court follement, à travers les filaoyers, pour boire au puits d’un vieux jardinier, importuné par l’essaim des fillettes, qu’il chasse sans cesse, reviennent. On s’affronte ‘en des luttes terribles où les corps s’enlacent, se meurtrissent, où les plus fortes jettent sans pitié leurs adversaires à terre’. Et, par contraste, le souvenir ‘des douceurs vécues, des hivernages premiers de la vie’. La pluie… Je courais, nue, sous les gouttes d’eau qui s’écrasaient contre mon dos. Quel enfant de ma race n’a senti cette joie, n’a point connu l’ivresse de boire l’eau qui tombe du ciel, de la sentir lui caresser la peau, glisser jusqu’à ses mollets ?
Douceur aussi ‘des jours de fêtes, des fêtes de Tabaski. Que vînt le matin ! J’allais laver les moutons de mon grand-père. J’adorais la viande grillée, chaude et poivrée avec un peu de sel… Le soir, j’étais parée comme une reine. Les médailles d’or dans mes cheveux tressés, les perles de corail brun à mon cou, mes pieds teints au henné dans des babouches dorées, me voilà dans les rues en quête de compliments flatteurs.’
Vers trois heures, il y avait tam-tam. ‘Sons retentissants des tabalas, non plus les tabalas des balles, mais les tabalas des fêtes mêlés aux chants cadencés… Leste, souple, je m’élançais comme mes sœurs. Pouvoir étrange du tam-tam où la musique est mouvement, le mouvement la musique. Le sang bouillonnait dans mes veines. Je sautais, je dansais. Je sentais mon ventre qui saillait ou qui s’enfonçait dans mes reins. J’avais huit ans et je criais : ‘ Tam-tam, emporte-moi !’
‘Puis vint mon père, vint l’école et prit fin ma vie libre. On a blanchi ma raison, mais ma tête est noire. Mais mon sang inattaquable est demeuré pur, comme le soleil, pur, vierge de tout contact. Mon sang est resté païen dans mes veines civilisées et se révolte et piaffe au son des tam-tams noirs. Toujours je veux danser, toujours danser. Les souvenirs de ma petite patrie aujourd’hui cassée, façonnée, aplatie, transformée en une route qui mène à la boucherie de Dakar, les souvenirs de ma petite patrie font vibrer mon âme, plus que le doigt du diali la corde de son halem. Revivre les douceurs vécues ! Revivre la beauté ardente et forte qui n’est plus qu’un souvenir !’
Telle fut l’enfance de Mariama Bâ de l’Ecole normale des filles, dirigée par Melle Paquet. Après avoir proposé des sujets de conférence que la directrice a estimés être au-dessus du niveau de ses élèves, E. Mounier lui offrit de lire et de commenter quelques textes extraits d’une anthologie de Péguy. La réussite fut étonnante.
Il se rend à Saint-Louis qui s’allonge sur une île entre le fleuve Sénégal et la mer. On l’aborde par un pont de fer, destiné à l’Indochine, détourné parce qu’il était trop court pour son premier usage. La vieille ville historique dépérit lentement sur ses richesses passées. Un air de Portugal passe sur les grands balcons de bois qui font le tour des maisons sous les toits débordants. Du passé, il faut bien faire maintenant un saut vers l’avenir. L’avenir, c’est Richard-Toll, le champ de Richard, les Noirs ont donné ce nom aux terres d’un administrateur aujourd’hui oublié.
Après Freetown, il débarque à Abidjan, capitale de la Côte d’Ivoire qui s’est attachée au bord de la large lagune longeant la côte, derrière la mince bande de terre tendue entre Grand Lalou et Grand Bassam. Une seule rue, à proprement parler : ’la rue des Syriens’. Ces pucerons de l’Afrique, qui sont pour la plupart Libanais, monopolisent tout autour du continent le moyen commerce, que les Européens n’estiment pas (ici) digne de leur prestige. E. Mounier visite Bingerville, l’ancienne capitale de la Côte d’Ivoire et l’Ecole normale de Dabou qui est une petite Sébikhotane. Il se rend au Cameroun et notamment au pays des Bamiléké qui est unique par sa densité de culture paysanne. Il ne manque de visiter Yaoundé, la capitale administrative.
De Douala, la capitale économique du Cameroun, Mounier se retrouve au Dahomey avec ses plages fines et ses jardins de cocotiers. Avec le conseiller Pinto, l’ethnographe Thomasset lui présente ce pays de l’intelligence noire. Il rend visite Hazoumé qui n’écrit pas une suite à Doguicimi, roman historique sur Abomey, ni son prochain essai sur l’âme noire. Il fait un tour à Abomey, la troisième capitale du Dahomey après Porto novo et par la suite Cotonou.
De Lomé à Monrovia, il y a escale de nuit à Abidjan. Les Américains méprisent trop le Noir pour s’occuper de lui, pour lui. Quand le Liberia est devenu utile, aux premiers signes de guerre proche, ils sont arrivés d’un coup, massivement, c’est-à-dire avec le minimum d’hommes et le maximum de capitaux. Ils ont fait des entreprises géantes : caoutchouc, port, aérodrome, routes d’exploitation, ad usum americanum.
Après avoir visité Conakry, Kindia et Kankan, Mounier arrive au Soudan français. Le marché de Bamako est un haut morceau d’Afrique avec ses cotonnades affreuses qui entourent les Halles. De retour au Sénégal, Il se rend chez les Sérères qui sont un noyau irréductible de fétichistes.
Au terme de ses notes de voyage, il aborde les problèmes d’Afrique : Le Sénégal est la porte de l’Europe. Le Dahomey est le quartier latin de l’Aof. Le Liberia est le pays de l’émancipation noire sur noir. La Côte d’Ivoire a été le pays béni du travail forcé. La Guinée est une terre de modération. Le Niger est un pays des mirages. Le Togo est cosmopolite.
Ce livre est un récit fondateur d’une rare beauté et d’une grande profondeur, selon Jean-Paul Sagadou, président-fondateur de l’Association personnaliste des amis de Mounier (Apam-Burkina Faso). Cet ouvrage mérite d’être très sérieusement discuté. Le personnalisme de Mounier a beaucoup influencé l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo.
Amady Aly DIENG