Sénégal: Notes de lecture - Les Tirailleurs
Amady Aly Dieng
Nouvel éclairage sur l'histoire contemporaine du Sénégal.
Ce livre de Myron Echenberger, professeur émérite de McGill University (Canada), est le fruit d'un travail historique pionnier qui examine l'importance des forces militaires africaines dans la construction de l'empire colonial français et le rôle de celle-ci dans l'évolution des sociétés ouest-africaines. Admirablement écrit, il résulte d'une recherche minutieuse qui retrace une histoire sociale globale combinant l'usage de méthodologies quantitatives et qualitatives. Il fait une place particulière aux témoignages oraux.
Couvrant une variété de sociétés africaines, Echenberger explore des thèmes tels que les types de circonscription et les modes de refus, le rapport des soldats coloniaux à l'idéologie de l'assimilation. Il aborde aussi les questions relatives à l'utilisation de l'armée en temps de paix comme force de travail, aux efforts pour créer des corps d'officiers indigènes, au tribut payé par les dizaines de milliers d'Africains tués durant les deux guerres mondiales et à l'essor continu des associations d'anciens combattants qui se sont parfois engagés dans les combats politiques locaux. Reliant la période précoloniale, l'ère coloniale et le temps de l'indépendance, en considérant en particulier les moments de transition, cet ouvrage préfacé par Marc Michel, professeur émérite de l'Université de Provence, fixe une nouvelle norme pour l'analyse historique de l'Afrique : il montre comment l'histoire militaire peut servir à comprendre d'autres aspects majeurs des sociétés africaines coloniales et postcoloniales, leurs stratifications et leurs héritages. Ses analyses rigoureuses en font une étude incontournable pour les historiens de l'Afrique et de la France qui souhaitent mieux comprendre les interactions de deux peuples en contexte de domination. L'histoire des Tirailleurs Sénégalais est celle de ces Africains de l'Ouest de diverses origines et conditions qui, à différentes époques, furent réunis sous les drapeaux de l'armée coloniale française. Du simple soldat à l'officier, de la recrue à l'ancien combattant, ces militaires africains se trouvèrent à maintes reprises dans une posture ambiguë, voire contradictoire. L'auteur tentera de répondre dans cet ouvrage, malgré une documentation qui passe sous silence des pans entiers des expériences que vécurent les soldats africains. Si les archives de l'armée française font bel et bien état de questions militaires et politiques qui nous sont parvenues, que cette institution ne s'intéressait guère à la vie des soldats coloniaux, ni pendant ni pendant leur service.
Hitler s'insurgeait contre la présence de Noirs africains dans l'armée française.
Malgré leur importance, certains aspects de l'histoire des Tirailleurs Sénégalais sont à peine effleurés. Créés en 1857 par le gouverneur du Sénégal, Louis Faidherbe, les Tirailleurs Sénégalais furent progressivement dissous au rythme des accessions à l'indépendance des colonies de l'Aof. Et tout au long de leur existence, les Tirailleurs nourrirent fortement l'imaginaire, tant de leurs sympathisants que de leurs adversaires. Par exemple, l'extrême droite allemande exploitait un préjugé racial répandu en Occident, blâmant la France d'avoir dépêché en Europe des troupes coloniales lors des deux conflits mondiaux, mais aussi de les avoir utilisées comme forces d'occupation dans la Rhénanie après 1918. Dans son Mein Kampf, Hitler s'insurgeait à quelques reprises contre la présence de Noirs Africains au sein de l'armée française, car ils étaient source de 'contamination' ou de 'négrification' et entachaient la pureté du sang qui aurait, selon lui, coulé dans les veines des Français. A cet égard, la propagande nazie exacerbait un préjugé racial déjà bien ancré dans l'establishment militaire allemand, Rommel et autres gradés de la Seconde Guerre mondiale estimant qu'il est humiliant d'avoir à lutter contre des races aussi manifestement 'inférieures'. L'auteur a simplement évoqué le rôle des Tirailleurs dans la guerre d'Indochine et l'insurrection malgache de 1947.
A l'extérieur de la colonie, un parfum de fin de règne planait sur l'Inde britannique alors qu'en Indochine française les nationalistes d'Ho Chi Minh opposaient la force des armes à un colonialisme français cherchant à réaffirmer son pouvoir. Plus près de l'Aof, sitôt après la guerre l'Algérie et Madagascar furent secouées par des explosions de violence nationaliste qui entraînèrent des ripostes brutales. A ces événements extérieurs s'ajoutaient les tensions ressenties par les soldats et es anciens combattants africains, qui gardaient pour la plupart un souvenir amer du massacre du camp militaire de Thiaroye. Si les combattants africains furent pris dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale en France, on en sait bien peu sur les dangers et les épreuves qu'ils y vécurent et moins encore sur les exploits qu'ils y accomplir. L'auteur tente de jeter quelque lumière sur ce pan longtemps négligé de l'histoire. Car, nombreux furent les Tirailleurs placés en première ligne pendant les terribles journées de mai et juin 1940. Et parmi ceux qui en réchappèrent, plusieurs connurent la captivité - longue de quatre ans pour certains - dans les Front Stalags (camps de travail allemands) du nord-est de la France, les Forces de la France libre, participant au débarquement allié qui libéra le sud du pays. Pour clore cette période, il y eut le rapatriement des hommes en Aof, processus qui s'étira sur deux ans, entre novembre 1944 et fin 1946, et qui déroula généralement dans des circonstances pénibles.
L'hiver 1944-1945 fut sans doute le plus éprouvant que connurent les Tirailleurs. Ils souffrirent de la pénurie de nourriture et de vêtements qui sévissait du reste sur l'ensemble du Midi de la France. Au moment de la rédaction de son ouvrage, les archives militaires ne relevaient toujours pas du domaine public. C'est pourquoi l'auteur été obligé de consulter à l'Enfom les rapports de deux élèves portant sur les troubles de 1944-1945 ; ces documents non publiés furent rédigés en 1946 à titre de mémoires de fin d'études. (Paul Ladhuie : 'L'état d'esprit des troupes noires consécutif à la guerre 1939-1945' (Enfom, 1946), Fernand Poujoulat : 'Evolution de la mentalité des tirailleurs sénégalais au cours de la guerre 1939-1945', Enfom, 1946). Ces deux rapports font état d'un total de quinze incidents, survenus pour la plupart dans le sud de la France ; Les quelques autres se produirent respectivement à Versailles, au camp Monshire à Huyton, près de Liverpool et aux casernements de Thiaroye.Nouveau débat d'une très grande utilité pour l'écriture de l'histoire politique contemporaine du Sénégal.'Un nouveau débat d'une très grande utilité pour l'écriture de l'histoire politique contemporaine du Sénégal'
L'auteur donne des informations très intéressantes sur le soulèvement de Thiaroye et sur certains membres conservateurs de la hiérarchie musulmane au Sénégal qui appuyèrent la répression française. Pour une analyse détaillée du soulèvement de Thiaroye, on peut consulter Myron Echenberg, ' Tragedy at Thiaroye : The Senegalese Soldiers' Uprising of 1944 ', dans Robin Cohen, Jean Copans et Peter (éds), African Labor History, (Bever Hills, Sage, 1978, p. 109-128). L'auteur amène beaucoup d'éléments nouveaux sur les évènements tragiques de Thiaroye. Ainsi il ouvre un nouveau débat d'une très grande utilité pour l'écriture de l'histoire politique contemporaine du Sénégal.
Parce qu'il avait partagé le sort des soldats africains, tant au combat qu'en captivité, Léopold Sédar Senghor ne pouvait contenir la rage et la frustration qu'il ressentait quant au traitement que l'on réservait à ces hommes. A preuve, ces lignes à la fin de Seconde Guerre mondiale :
Vous n'êtes pas pauvres aux poches vides sans honneur Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France L. S. Senghor, Poèmes Le Seuil 1964, p. 55)
Doudou Guèye, un radical nationaliste sénégalais qui avait était emprisonné pour des raisons politiques alors qu'il était rédacteur en chef du Réveil en 1950, dénonça-t-il dans L'Action la scandaleuse négligence dont faisaient l'objet les héros militaires africains. S'élevant contre le culte que les Français vouaient à l'explorateur Savorgnan de Brazza tandis que les exploits de son sergent sénégalais Malamine restaient dans l'ombre, Guèye réclama l'accomplissement du devoir de mémoire envers ces soldats africains 'qui sacrifièrent leur vie sur le champ de bataille'. L'historien et politique sénégalais Abdoulaye Ly, entre autres, osa minimiser les prouesses des Tirailleurs Sénégalais dans ce qui fut d'abord un discours (publié par la suite dans une version plus longue sous forme d'un petit ouvrage chez Présence Africaine) intitulé Mercenaires noirs. Pour les anciens soldats, la vie paysanne s'avéra parfois éprouvante. Écartelés entre deux univers dans lesquels ils se sentaient également mal à l'aise, les vétérans se trouvaient fort probablement coincés dans l'étau de la routine et des rituels villageois.
L'écrivain sénégalais Birago Diop décrivit avec justesse jusqu'où pouvait mener ce conflit intérieur. Dans une nouvelle intitulée 'Sarzan ', équivalent petit nègre du mot sergent, il mit en scène un ancien combattant bambara rentré chez lui après avoir effectué son service militaire outre-mer. Rempli d'administration envers la civilisation occidentale et sa technologie, il s'en prend aux coutumes locales et aux dignitaires. Sarzan sera un être égaré et rongé par la folie. Cette nouvelle est tirée de l'ouvrage de Birago Diop Les Contes d'Amadou Koumba (Présence Africaine, 1961). Elle a été adaptée pour le théâtre et elle a été porté à l'écran en 1963 par le réalisateur sénégalais Momar Thiam. Dans les années 1950, des cérémonies eurent lieu sporadiquement à Thiaroye. Pendant la période du referendum du général de Gaulle en 1958, le Parti africain de l'Indépendance (Pai), qui faisait campagne pour le 'non', qui aurait mené directement à l'émancipation, organisa un pèlerinage de ses militants au cimetière de Thiaroye. Etudiants et syndicalistes africains avaient également été conviés à la manifestation qui se solda par un affrontement avec les forces policières. Le livre se termine par des commentaires sur les sources qui sont d'une très grande richesse. C'est le meilleur livre que j'ai pu lire sur le problème des Tirailleurs Sénégalais. Il est à lire munitieusement.
Les Tirailleurs Sénégalais En Afrique occidentale Française (1857-1960) Par Myron Echenberg Crepoa - Karthala 2009 348 pages