NOTES DE LECTURE Alexandre Dumas, Le génie du
NOTES DE LECTURE Alexandre Dumas, Le génie du récit*
On peut se demander pourquoi Dumas est un des plus grands écrivains du XIXe siècle. Il est difficile d'analyser l'évidence, et pour qui a découvert Les Trois Mousquetaires encore enfant et qui n'a jamais cessé, depuis, de prendre plusieurs fois chaque année des bains de Dumas comme des bains de jouvence, la grandeur de celui-ci est une évidence. Et puis, un « Grand Ecrivain », qu'est-ce que c'est ?
Il s'agit d'un auteur conscient du magistère qu'il remplit, prêt à donner, du haut de son piédestal, son avis à propos de tout et de rien, et à jouer en toute connaissance de cause, le rôle de conscience universelle, alors rarement Dumas en est un. À la différence de son ami Victor Hugo qui a, en quelque sorte, inventé en France le rôle de Grand Ecrivain jette sa gourme dans sa jeunesse, puis s'est assagi, et devient partie intégrante du patrimoine national ; son nom est célèbre et révéré bien au-delà du cercle de ses lecteurs ; quand il meurt, il entre au Panthéon, Dumas a peu souvent prétendu donner des leçons à personne. Trop jouisseur, trop frondeur, trop « hussard » pour prendre le temps de poser en pied pour la postérité. Incarné ce mois-ci au cinéma par Depardieu, Dumas fut longtemps considéré avec condescendance. Il apparaît désormais comme un témoin sagace de son temps et un éclaireur de la modernité, à la croisée de la modernité Petit-fils d'une esclave noire et d'un marquis créole, Alexandre Dumas naît à Villers-Cotterêts, le 24 juillet 1802. La famille n'a que peu de moyens pour ses études, mais la qualité de sa calligraphie ajoutée aux relations du père lui permettent d'intégrer une étude de notaire où il débute clerc en 1816. En 1870, un accident vasculaire le fragilise. Il part se reposer à Dieppe, dans la maison de son fils, où il s'éteint le 5 décembre. Au 30 novembre 2002, alors que la France célèbre le bicentenaire de sa naissance, Alexandre Dumas entre au Panthéon. Le président de la République , Jacques Chirac, le souhaite car, déclare-t-il à l'époque, « Dumas reste à ce jour le plus lu des écrivains français dans le monde ». « Il était juste que notre pays lui manifeste sa reconnaissance. Voilà pourquoi j'ai décidé le transfert de ses cendres au Panthéon, où il retrouvera un ami [Victor Hugo] ». Il y a un an, Dominique Fernandez consacrait un livre poignant à son père, Ramon (1894-1944), brillant écrivain qui se perdit dans la collaboration et l'autodestruction. La revue publia un article de La NRF où il clamait avec fougue, en 1941, son admiration pour Dumas. Il est deux façons de dépouiller une œuvre de littérature : en allant au-delà du littéraire, comme racine ; en demeurant en deçà comme Dumas. Le roman romantique est dans l'entre-deux, ce qui empâte son action. Dans l'œuvre romanesque de Dumas, la trilogie des Mousquetaires doit sa place singulière et son fabuleux succès à ses personnages, qui se construisent en marge de l'histoire ou contre elle. Y voir un parangon du roman historique conduit à la juger selon des critères inappropriés. Par la grâce d'un imaginaire qui touche aux grands mythes sans pour autant déserter la vie ordinaire, son vrai mérite est d'offrir aux lecteurs les plus divers une épopée familière, inépuisable pourvoyeuse de rêves. En avant-première, les extraits d'un plantureux dictionnaire où Claude Schopp ausculte l'homme et son œuvre en 1300 entrées. Le livre de Claude Schopp Dictionnaire Alexandre Dumas (CNRS Ed.) sera en vente le 18 mars. Notamment méprisée par Sainte-Beuve, la fibre comique de l'écrivain ne relève pas de la diversion ou de la facilité : elle rehausse plutôt sa mélancolie « Comme c'était un cœur aguerri, non seulement contre le malheur, mais encore contre le ridicule, il boutonna ses épaulettes, passa son sabre et sa giberne, et s'enfonça sur la tête ce bonnet de poil d'ours que vous savez.... », C'est l'autoportrait de Dumas déguisé en garde national. Si Hernani de Hugo est considéré comme le manifeste du romantisme, le théâtre de Dumas lui a ouvert la voie. En 1831, sa pièce Antony ose peindre le monde contemporain, à travers un jeune héros révolté. Si Hugo est celui qui a enfoncé la porte de la respectabilité littéraire pour le nouveau genre, Dumas est celui qui l'a d'abord ouverte et qui a fait confirmer par la suite la primauté de la nouvelle esthétique par les applaudissements délirants du public. Car Antony - et son auteur en est très conscient - apporte à la scène théâtrale française d'autres nouveautés qui ne sont pas des moindres. Pour la première fois, une pièce présente des personnages familiers, vêtus des habits de tous les jours. Mais, sous la veste, le cœur qui bat est encore celui du temps jadis. Son œuvre fut d'autant plus lucrative qu'elle cumulait les canaux de diffusion : feuilletons de presse, rééditions modiques préfigurant le livre de poche.... Ce sont des déclinaisons qui furent source de nombreux litiges. Pour le feuilletoniste Louis Reybaud, Dumas a inventé le roman fabriqué à la vapeur selon les principes d'Adam Smith. « J'ai rêvé toute ma vie d'avoir un journal bien à moi : entre 1848 et 1869, l'écrivain aura lancé dix périodiques, aux longévités diverses. Dumas est un patron obstiné. Il est le seul rédacteur de son premier journal, Le Mois, où il rapporte les événements révolutionnaires : « Dieu dicte, et nous écrivons. » En 1860, l'écrivain débarque dans la ville de Garibaldi. Son séjour durera trois ans, le temps de fonder un journal, L'Indipendente, et de revisiter l'histoire napolitaine. Dumas a un compte à régler avec les descendants de « Nasone », roi des deux Siciles : celui-ci emprisonna pendant presque deux ans son père qui revenait alors de la campagne d'Egypte. Dans deux lettres inédites, Dumas livre, à la veille d'un duel, ses conseils au fils de Jérôme Bonaparte, le cadet de Napoléon, avec qui il s'était lié à Florence. Les sagas de Dumas codifient un genre qui fera florès par la suite, bien au-delà des frontières françaises. Pour ses multiples épigones, l'imaginaire dumasien s'est substitué à la réalité historique. Le cinéma paraît d'emblée s'être reconnu dans les sagas de l'écrivain, qui fut adapté dès 898. Les Trois Mousquetaires le seront plus de cent fois, incarnant souvent une fantaisie fondatrice. A l'écran, Les Mousquetaires sont des parodies du livre et de ses adaptations : autant d'enfants faits dans le dos de l'écrivain, ainsi que lui-même procédait avec l'Histoire. Dans la rubrique Le Magazine des écrivains, Alain Rey donne le dernier mot : Un parti national-identitaire ? « Tout ce qui est national est nôtre. » Qui est le nous dans cette phrase ? Celui des amis et partisans d'un écrivain talentueux et politiquement déplorable, Charles Maurras. Voilà qui fait un peu désordre, au sein parfois généreux, mais redoutable, des revendications que l'on peut qualifier de nationalistes. Que de choses sont dites « nationales » ! Un territoire, une production, et son produit -l'étrange PIB des économistes - , une fête, un hymne que certains députés de la République sont incapables de réciter - , des drapeaux, que nous ne mettons plus aux fenêtres -, et des congrès, des comités, des équipes sportives, une bibliothèque, des musées... Parmi ces richesses de la nation, une carte « nationale d'identité vient assurer aux autorités que la personne qui la détient est bien celle-ci et non une autre. Car l'identité, quand elle ne constitue pas la reconnaissance du même, l'idem des Romains, à propos de deux choses distincte, mais l'une à l'autre identique, n'est que cela, une permanence dans l'être. La seule identité, qui tienne, et qui vaille, est celle des mathématiques : une égalité qui demeure vraie quelles que soient les valeurs attribuées à ses termes. Or les valeurs, en bougeant trop, risquent fort de menacer cette égalité-là, qui n'a rien à voir avec l'égalité toute fictive qu'on affiche en France républicaine au fronton des mairies. L'identité est plus qu'une ressemblance, plus qu'une similitude, et c'est troublant. Pour conjurer ce trouble, la psychologie comme le droit ne parlent d'identité que pour le même être humain. Cela fonde l'individu, qui, justement, est différence. L'idée d'identité collective ressemble à un rêve ou à une perversion. Communautaire, culturelle, familiale, classique, tribale, régionale, communale, nationale enfin, l'identité ne peut être qu'appartenance, et sentiment d'un lien. Sinon, le lien devient chaîne. L'identité collective conçue comme une essence est celle des esclaves, pensée par le maître. Les politiques ne respectent pas les mots ; ils s'en servent, sans prendre garde que ce sont des révélateurs redoutables. Les chantres de l'identité nationale jouent avec le réel, c'est-à-dire avec le feu. Si cette identité ne vient pas de l'esprit et du cœur de citoyens tous différents, si elle est définie d'en haut, ce sera un commandement. Si on la recherche dans le respect des différences, ce sera une peau de chagrin. Le principe d'identité des logiciens s'énonce ainsi : ce qui est, ce qui n'est pas n'est pas. Celui des politiques et des politiciens, qui est rhétorique, ferme les yeux sur le réel et invente ce qui lui convient. Il arrive qu'il identifie les vessies aux lanternes. Ce numéro de Magazine Littéraire nous a fait connaître la grande figure d'Alexandre Dumas que les combattants pour l'indépendance des pays africains comme Gabriel d'Arboussier ne manquaient pas de convoquer dans leur argumentaire nationaliste en raison de ses ascendances africaines, pour ne pas dire nègres. Il aura aussi le mérite de fournir des éléments de réflexions très intéressants pour les chercheurs qui étudient la question nationale en Afrique noire.
Alexandre Dumas Le génie du récit Le Magazine Littéraire, Février 2010, N° 494, 98 pages