Note de lecture : Regards sur la Mauritanie par Mohamadou Abdoul, Abdourahmane N’Gaïdé et alii : L’Harmattan 2004 240 pages : Difficile cohabitation dans un pays déchiré
La Mauritanie, immense pays, vit sur une dualité ethnique : les «Bidans”, Maures, et les Négro-africains. Un clivage arrivé au paroxysme lors des évènements dramatiques des années 1980. Qu’en est-il de cette déchirure ?
Ce quatrième volume des Cahiers de l’Ouest saharien tente une approche de la douloureuse réalité sociale mauritanienne, qui ont étudié la place et l’influence des ethnies et des tribus sur les processus électoraux et la vie démocratique. Des témoignages sur la situation des esclaves et des haratines, les esclaves affranchis, des représentations sociales et imaginaires issues du passage du colonialisme français, confirment que la formation de l’Etat mauritanien s’est déroulée sur fond d’une difficile cohabitation entre les divers groupes sociaux et de violations massives des droits humains. L’Etat n’a pas joué son plein rôle d’instance d’intégration. Seules la démocratie et l’égalité entre les stratifications sociales peuvent permettre une détribalisation de la vie politique dominée par les Bidans, pour épargner à cette république un autre dérapage.
La référence à la tribu et/ou l’ethnie est une constante de la société mauritanienne. Mohamadou Abdoul réfléchit, dans son texte, sur l’influence qu’elles exercent et la façon dont elles sont utilisées dans la perspective de la «démocratisation". Sont-elles favorables à l’instauration de la démocratie ? Pour répondre à la question, Mohamadou Abdoul décrit la formation de l’Etat mauritanien et les manifestations tribalistes et ethnicistes qui l’ont accompagnée. L’ethnicité et le tribalisme ne favorisent pas les valeurs démocratiques, au contraire, elles créent des obstacles. L’hégémonie du groupe social maure se renforce. L’ethnie négro-africaine ne cherche qu’à revendiquer sa participation au pouvoir et le tribalisme maure à influer sur celui-ci. La nation peut-elle se construire face à la virulence des manifestations ethniques et tribalistes ? Mohamadou Abdoul est pessimiste. Il a constaté cependant que la démocratisation a ouvert un espace de liberté.
Un autre chercheur mauritanien, Abderrahmane N’Gaïdé, apporte son éclairage sur le concept de l’ethnicité et son influence sur la formation de l’Etat mauritanien. Il partage les conclusions de Mohamadou Abdoul sur les dangers et l’instrumentalisation des ethnies et des tribus, sur l’échec de l’Etat postcolonial africain en général et mauritanien en particulier. Pour lui l’individu reste écrasé par le poids de l’ethnie et de la tribu. L’Etat postcolonial africain de manière générale et mauritanienne en particulier a échoué dans sa tentative d’homogénéiser la société, de mettre en place une justice pour tous et d’impulser le développement. Cet échec doublé de violence qu’il exerce sur les citoyens a fait émerger sur ses flancs des forces dissidentes et porteuses d’autres nationalités. Le régime mauritanien puise toutes ses ressources dans la réactivation de ces formes de gestion du quotidien des citoyens en leur adjoignant la violence comme le seul mode de vérité. Maawiya gouverne et sa tribu règne. L’analyse d’Alain Autil illustre l’impact des ethnies et des tribus sur les processus électoraux récents.
Baba Ould Jiddou et Adallahi Hormatallah documentent par leurs témoignages la situation des esclaves et des haratines, les esclaves noirs affranchis. Les deux auteurs illustrent la difficile cohabitation entre les divers groupes sociaux et les violations des droits humains, qui ont accompagné la formation de l’Etat mauritanien. Deux documents complètent ces témoignages, la charte du mouvement «El Hor”(le libre) et la loi votée récemment par le parlement mauritanien sur «la répression de la traite des personnes”.
La construction de «la figure de l’Autre» forme le sujet du texte de Sophie Caratini. Elle revient sur son dernier livre, «L’éducation saharienne d’un Képi noir, Mauritanie 1933 - 1935”. Elle nous montre comment son héros, Jean du Boucher, a construit son identité de militaire avec laquelle, il s’est confronté à la réalité du terrain. Cette réflexion très riche dépasse le cadre mauritanien. La construction de l’image d’un militaire français des années 30 permet de mieux comprendre celle qu’on s’est forgé des peuples colonisés, en particulier des nomades mauritaniens. Chaque groupe social est porteur de représentations. Il importe d’analyser la relation coloniale à la lumière des contradictions de la société dominante, tout autant que de celles de la société dominée. Parallèlement à la construction militaire et méhariste de l’image des nomades saharien, les coloniaux civils résidant dans les zones sédentaires et négro-africaines du Sud du Sahara, ainsi que certains militaires des postes érigés dans les oasis, ont développé une tout autre image très négative des nomades et en particulier de ces mêmes groupes guerriers. Il s’agit d’une question dont les conséquences ont été plus graves au Mali ou au Niger qu’en Mauritanie, pays plus saharien que sahélien, où les Maures ont pu se maintenir au pouvoir après l’indépendance. Lors de la passation des pouvoirs, la présidence de la République a été donnée (par la France) à une personnalité issue du groupe «maraboutique» de lettres et religieux, choisie dans cette logique de contradictions franco-africaines dont on a montré l’effet dans la construction de l’image de l’Autre. La genèse de la nation mauritanienne résulte, outre du rapport colonial qui en a été l’instigateur, de cette éviction des guerriers du pouvoir politique, une mise à l’écart très loude de conséquences, et imposée par les civils, eux-mêmes en rivalité depuis plusieurs décennies, dans l’ensemble de la région, avec leurs propres compatriotes militaires. Néanmoins tous les Maures sont nomades d’origine, donc quelle que soit la fraction au pouvoir et du fait que la communauté négro-africaine, sédentaire, a toujours été sous-représenter dans l’appareil d’Etat mauritanien, les aspects positifs de l’image des nomades sont restés valorisés dans les discours dominants de ce pays. En revanche, dans la plupart des Etats sahéliens, et tout particulièrement ceux qui ont connu les révoltes touarègues des années 1990, on a pu observer une récupération des images négatives des nomades (le sauvage, le barbare), telles qu’elles avaient été produites par les civils occidentaux à la période coloniale et assister par endroits à leur réactualisation à des fins politiques discriminatoires. Ainsi, il existe deux représentations coloniales antinomiques des nomades sahariens, forgées parallèlement à partir d’une contradiction inhérente à la présence française en Mauritanie, et de son articulation sur un autre système d’opposition, propre à la société maure. Les Maures nomades d’aujourd’hui se trouvent encore aux prises avec cette image occidentale d’eux-mêmes paradoxale qu’ils ont intégrée : ils sont à la fois ce «rêve» associé aux mythes de la chevalerie du Moyen Age - qui recoupent pour une part les mythes arabes - et en même temps ces «bédouins» au sens le plus méprisant que recouvre le terme lorsqu’il est utilisé par des sédentaires citadins, c’est-à-dire l’incarnation de l’inculture, de l’ignorance et de la sauvagerie. Dans tous les cas, l’image du nomade reste en Occident associé à l’altérité radicale dont parle Braudillard, celle qui provoque à la fois le désir et la peur. Désir de soi et peur de l’autre en soi. Les manuscrits arabes de Mauritanie suscitent un intérêt grandissant. L’important travail bibliographique d’Ulrich Rebstoc, sa «Maurische literaturgeschichte» est présenté de façon détaillée.
La naissance de l’Etat mauritanien a stimulé l’intérêt des études juridiques. Mais la science historique a gagné en signification - comparée à la littérature juridique - dans une mesure beaucoup plus grande. Le besoin de reconstruire la propre histoire s’exprime par un nombre croissant de chroniques, d’histoires tribales et de généalogies. A côté du droit et de l’histoire, la poésie jouit d’une reconnaissance publique importante. Les Mauritaniens se considèrent comme un «peuple de poètes» qui placent la forme poétique au dessus de toute autre. Rebestock relève que la grammaire reste le centre vital d’une littérarure, dans laquelle la domination de la langue équivaut à l’identité culturelle, application précise du droit et réputation artistique. Des notes de lecture et une liste sur exhaustive de parutions récentes touchant l’Ouest saharien, présentées pour la première fois complètent ce cachier.
Ce livre est une contribution majeure à la connaissance de la question nationale en rapport avec les ethnies, les tribus et le régionalisme.
Amady Aly Dieng
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