LIVRE
Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone ? questionne l’historien François Durpaire
Dans son livre sur le rôle de l’Amérique dans les décolonisations en Afrique subsaharienne depuis 1945, l’historien François Durpaire note à cette époque une modification cruciale des rapports de force sur la scène internationale avec la confirmation de l’émergence des États-Unis d’Amérique et de l’URSS en tant que grandes puissances, au détriment de la France la Grande Bretagne. la France la Grande Bretagne la Belgique.
À partir de ce contexte historique, l’auteur du dérangeant et peu suspect de politiquement doucereux «France blanche, colère noire»[2] propose d’adopter une approche comparatiste pour étudier l’internationalisation du problème colonial à partir des cas belge et français, ainsi que les rapports que ces deux pays francophones entretiennent avec les États-Unis pour ce qui concerne le continent africain. Pour ce faire, Durpaire étend son corpus historique aux nombreux acteurs qui ont joué un rôle pertinent dans ces rapports tripartites : les gouvernements américain, français et belge, les ministères des affaires étrangères et de l’Outre-mer (France), les ministères des affaires étrangères et des Colonies (Belgique), le Secrétariat d’État et la présidence américaine, le Congrès américain (USA) et enfin les groupes de pressions issus de la communauté africaine-américaine, les syndicats et les missionnaires protestants (USA). De là, l’historien se demande alors si les États-Unis ont décolonisé ou non l’Afrique noire francophone. La réponse à cette question qui réexamine en définitive les paramètres selon lesquels, entre autres facteurs, la libération de millions d’Africains sur le continent s’est jouée se fait en trois temps. L’enjeu d’une telle problématique est énorme et à la limite prospectif puisqu’elle permet une relecture et un toilettage de la question des indépendances africaines, donc une entrée réflexive vers les dimensions externes de sujétion, d’asservissements des Noirs d’Afrique, les géopolitiques qui enserrent la question coloniale. Hier et Aujourd’hui.
Dans le premier mouvement, Durpaire étudie la période historique qui va de 1945 à 1957 en montrant comment l’anticolonialisme rooseveltien est progressivement remis en question au profit de l’idée de l’indépendance prématurée de l’Afrique. En effet, à cette période on observe une multiplicité des niveaux d’intervention des Américains sur la politique africaine. La politique réputée anticolonialiste du gouvernement américain change d’abord pour s’adapter au nouveau contexte marqué par la guerre froide et ensuite pour ne pas gêner l’alliance avec les alliés européens[3]. Mais la complexité décisionnelle aux USA, pour ce qui concerne les affaires étrangères, amène souvent des résultats contradictoires, du fait que le Congrès, le pouvoir exécutif, le gouvernement, les rivalités bureaucratiques, les pouvoirs des ambassades et consulats entrent en ligne de compte dans ce processus très complexe. Toutefois le problème majeur en 1945 pour les Américains reste de limiter la poussée soviétique en Afrique et d’assurer la stabilité politique du continent précité.
Donc 1945 marque en quelque sorte la fin de la période du relatif anticolonialisme rooseveltien[4]. Il s’agit à présent d’appliquer une politique du milieu qui vise à ménager les alliés français tout en adoptant une posture de proximité avec les peuples d’Afrique. Or, rappelle Durpaire, l’anticolonialisme attribué aux États-Unis est à nuancer lorsque l’on consulte les archives américaines elles-mêmes. Ce pays n’est point favorable à l’indépendance des colonies, parce qu’il estime que ces dernières pourraient tomber sous le contrôle communiste. De plus, la France craint que les États-Unis ne se mêlent de ses affaires africaines en instrumentalisant la menace soviétique. Ces craintes sont également partagées par les Belges qui s’inquiètent en plus de l’image sympathique que suscitent les Américains auprès des peuples Africains, reliquat de cet anticolonialisme rooseveltien et conséquence indirecte des nombreux voyages d’Américains sur le continent. Pour se protéger, les autorités françaises amalgament volontiers toutes les parties américaines qui sont prenantes dans le problème colonial et les soupçonnent de vouloir entraîner l’Afrique vers l’indépendance. Par exemple, les Français font un amalgame entre des intellectuels américains des plus différents, voire même opposés lorsqu’ils regardent d’un mauvais œil les activités d’un W.E.B. Du Bois, d’un Marcus Garvey ou encore des milieux d’affaires et des écrivains africains américains.
La réaction franco-belge sera de lancer une propagande en direction du public états-unien pour rétablir une image plus favorable aux colonisateurs via la diffusion de films, de revues, de conférence dans les Universités américaines et des séminaires afin d’encadrer les Américains désireux de se rendre en Afrique[5]. Le maître d’œuvre français de cette opération propagandiste est Jean de la Roche la France. C
Dans le deuxième mouvement, l’auteur de France blanche, colère noire explique comment les Américains sont progressivement gagnés par l’idée de l’indépendance graduelle pour l’Afrique entre 1957 et 1960 sous la pression notamment des Africains américains. En effet, les Noirs américains, malgré les différences culturelles entre eux et les Africains se sentent solidaires de ces derniers, et ce d’autant plus qu’eux aussi continuent de subir la ségrégation raciale, après le régime de l’esclavage. Cette solidarité est facilitée par les nombreux échanges entre eux et le continent africain. Ces échanges peuvent se dérouler dans le cadre de voyage d’étudiants grâce au Fulbright Act, des enseignants-chercheurs, du développement de l’africanisme aux États-Unis, du rôle des missionnaires protestants, des fondations philanthropiques comme la Rockefeller[9].
Mais ce n’est qu’à partir de l’intérêt croissant de l’URSS pour l’Afrique avec l’initiative de Khrouchtchev vers 1957[10] que l’Afrique devient pour cette grande puissance le terrain de lutte idéologique contre le capitalisme, après le rééquilibrage de ses forces nucléaires par rapport aux États-Unis. L’URSS décide de prendre en considération les aspirations africaines pour l’indépendance et de s’écarter du point de vue européen. C’est ainsi que l’anticolonialisme sert d’instrument idéologique entre les deux grandes puissances. À la même période, les Américains rompent avec leur politique africaine antérieure en envisageant maintenant une indépendance africaine graduelle à terme[11] et ce, on l’a dit, sous les pressions des différents lobbies notamment africains-américains. Ce changement est promu dans le rapport fait par le vice-président Richard Nixon pour Eisenhower, rapport dans lequel Nixon plaide pour les indépendances africaines après avoir assisté à la cérémonie d’indépendance du Ghana[12].
À cette période, les USA essaient de gagner la France et la Belgique à la nécessité d’une autonomie accrue pour les colonies, faute de quoi elles risqueraient de tomber sous l’influence soviétique. À cet égard, la France prend les devants en proposant entre autres une réponse institutionnelle avec la Communauté française, structure qui ouvre à l’indépendance. Mais la Belgique demeure plus conservatrice et ne change pratiquement rien à la situation coloniale. Dès lors, les États-Unis ont du faire plus d’interventions diplomatiques au Congo belge que pour les colonies françaises[13], écrit Durpaire.
Dans un dernier mouvement, François Durpaire s’arrête sur la période comprise entre 1960 et 1962, en plein cœur de la guerre froide. Aux moments où les différentes indépendances africaines ont lieu, les États-Unis sont en pleine campagne électorale en 1960. En 1961, Kennedy remporte le scrutin. Lors de sa campagne, il utilise l’Afrique pour séduire l’électorat africain-américain, ce qui a l’avantage de ne pas aborder les questions liées aux droits civiques et lui évite ainsi de s’aliéner les électeurs sudiste[14] tout en captant le vote des Noirs américains. Cette habileté s’applique également dans sa politique africaine. En effet, l’Amérique s’accommode facilement du néocolonialisme français postindépendance car l’économie de moyen et les intérêts stratégiques des anciennes AOF et AEF sont moins importants qu’ailleurs en Afrique. De plus, la France parvient à maintenir un certain contrôle sur ces territoires sans l’aide américaine. Mais pour ce qui concerne le Congo belge, la Belgique s’est montré bien plus conservatrice, dès lors, le climat sociopolitique s’y est détérioré rapidement, sans oublier que les intérêts financiers et politiques étaient colossaux sur cet immense territoire, ce qui a motivé l’intervention américaine de façon directe et indirecte[15] dont le point culminant est, on le sait, l’assassinat de Patrice Lumumba et de ses compagnons Mpolo et Okito.
On le voit, c’est en trois temps que le livre de François Durpaire tente de répondre à la question complexe concernant le rôle des États-Unis dans la décolonisation de l’Afrique « noire » francophone. Chacun se doutera que la réponse est bien loin d’être simple, mais qu’elle appelle une réflexion à partir des faits, de leurs relations avec le contexte, pour rétablir leur historicité. C’est ce que Durpaire nous propose via cette idée-force que ce sujet ne peut être bien appréhendé que s’il est envisagé dans un cadre multinationale et internationale, ce qui permet à l’auteur de se dégager d’une approche franco-centrée. De ce point de vue, Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone ? trouve son intérêt. Ceux pour qui l’Afrique demeure une priorité y trouveront matière à réflexion.
François Durpaire, Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone ?, préface d’André Kaspi, Paris, L’Harmattan, 2005. ISBN 2-7475-8694-4
Buata Malela
bmalelaafrikara@hotmail.com
[1] François Durpaire, Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone ?, préface d’André Kaspi, Paris, L’Harmattan, 2005, p.12.
[2] François Durpaire, France blanche, colère noire, Paris, Odile Jacob, 2006.
[3] François Durpaire, Les États-Unis ont-ils décolonisé l’Afrique noire francophone ?, op. cit., p.23.
[4] Ibid., p.30.
[5] Ibid., p.62.
[6] Idem.
[7] Ibid., p.63
[8] Ibid., p.64.
[9] Ibid., p.204.
[10] Ibid., p.210.
[11] Ibid., p.213.
[12] Ibid., p.214.
[13] Ibid., p.227.
[14] Ibid., p.249.
[15] Ibid., p.221.