Notes de lecture La pensée du poète-président
Notes de lecture
La pensée du poète-président Léopold Sédar Senghor
Léopold Sédar Senghor philosophie de la culture par Pape Moussa Samba
Il y a dix ans déjà, disparaissait Léopold Sédar Senghor.(2001-2011).La pensée de l’homme demeure encore aujourd’hui ‘forêt mystérieuse sous le vol des avions’. Ce texte se propose de faire une restitution originale de la pensée du poète-président. Il montre que la critique du marxisme, ultime expression du rationalisme occidental, cachait un vœu secret : l’élaboration d’une philosophie de la culture qui se révèle être, en dernière instance, un travail de reconception de l’histoire après Hegel, Marx et Teilhard de Chardin. Cette problématique est précédée d’une réflexion sur les controverses provoquées par les thèses développées par Senghor pendant la période coloniale. Pape Moussa Samba, titulaire d’un doctorat ès lettres, est l’auteur de l’ouvrage : Le président Wade ou le Génie Solitaire (Brest, CJFB, 2006).
Cet ouvrage est le fruit d’une thèse de doctorat sur la question chez Senghor. Tant au niveau de sa poésie qu’au niveau de sa prose, cette révolte ne se trouve nulle part théorisée systématiquement comme un problème de fond. C’est du dépassement de la révolte. C’est la raison pour laquelle la plupart des travaux sur Senghor portent essentiellement sur le mouvement de la négritude, sur sa poésie, sur sa vision de la politique et du monde. Toutes ces questions sont souvent étudiées séparément alors qu’elles constituent les éléments d’un tout cohérent. Elles sont apparues tout au long de la vie de l’auteur de manière disparate, par moments, mais elles peuvent être résumées à travers les thèmes de la ‘révolte et du dépassement de la révolte’. La révolte chez Senghor ne s’est peut-être pas traduite sous forme de répulsion viscérale face à l’Européen, mais elle est bien présente et notamment dans ses œuvres poétiques dont l’accès est certes plus difficile que celui de ses essais. En effet, sa poésie regorge d’allusions et de connotations dont le but est de parler des drames de l’histoire de la révolte noire. Elle offre surtout l’opportunité de découvrir comment Senghor glorifie les valeurs de civilisation nègres, ce qui est une forme particulière de révolte puisqu’il s’agit d’illustrer et de défendre la négritude jusque-là considérée comme une sous-culture. Elle est enfin le lieu d’expression d’un pardon nécessaire pour l’édification du monde de demain qui se construira avec la participation de toutes les cultures ou ne sera pas.
Dans son œuvre théorique, Senghor passe en revue toute l’histoire de la pensée dite occidentale qu’il oppose à un autre mode de pensée dit du nègre. Il s’arrêtera particulièrement sur le matérialisme dialectique de Marx qu’il considère comme l’exemple typique de l’européocentrisme des maîtres à penser. La pensée de Marx apparut aux yeux de Senghor comme l’ultime expression du rationalisme européen. La révolution nègre de 1889 viendra renverser la donne avec la théorie de la connaissance de Bergson. (…).
C’est dans les touts premiers écrits de Senghor que se trouvent théorisées les valeurs authentiquement nègres. ‘Ce qu’apporte l’homme noir’ est le titre du texte écrit par Senghor en 1939 ; texte-plaidoirie en faveur de la négritude. Il s’agit clairement de l’affirmation d’une fierté assumée. Si l’on s’autorise à parler de racisme sans jugement axiologique, on peut dire ici que celui-ci n’est pas l’apanage d’une race. Parler de race élue même de façon sous-jacente ou implicite revient à en glorifier une et en exclure d’autres si tant est qu’on puisse parler de race et que ce terme ait un sens. Il ne s’agissait pas d’un ‘racisme antiraciste’ mais d’un racisme par riposte et qui fut en réaction contre l’environnement toujours hostile du monde blanc mais ceci n’en constitue pas une circonstance atténuante. En d’autres termes, le combat contre le racisme ne doit se fonder sur aucune forme de racisme.
Dans ce fameux poème, Femme Noire, Senghor expose la beauté des valeurs de civilisations noires. Le poème, dans son intégralité, est une métaphore qui permet à l’auteur de glorifier l’Afrique, cette ‘Terre promise’, à travers l’image de la femme noire.
Une seule chose explique l’importance de Bergson pour Senghor : ce qu’il qualifie de révolution nègre. (…). L’année 1889 marque donc la révolution nègre puisqu’elle permet de découvrir une théorie de la connaissance dont l’élaboration remet en question la toute puissance de la raison discursive. Au cœur de cette révolution se développe inopinément la théorie de la différence en ce sens qu’à côté de la raison existe et s’impose l’intuition. La théorie de la connaissance chez Bergson intègre, donc, deux réalités fondamentales : une réhabilitation de l’intuition comme mode de saisie du réel et la relativation de l’efficacité absolue de la raison pour ne pas dire sa remise en cause. Il ne s’agit pas là d’enterrer le rationalisme et le cartésianisme mais de limiter le pouvoir de la raison et d’affirmer la possibilité d’un autre mode de connaissance. Senghor ne s’inquiète pas outre mesure de présenter l’Homme noir comme un être sensuel. Il dit que, pour les Noirs, la connaissance est tact avant d’être œil c’est-à-dire que, contrairement à l‘homme blanc, l’homme noir sent la chose avant de l’incorporer en lui, ce qui est une façon particulière de connaître profondément l’être là, différente de ce qu’on a jusque-là connu dans la philosophie occidentale.
C’est comme si Senghor sentait la nécessité de prendre en charge et d’intégrer parfaitement l’intuition dans le dispositif conceptuel qu’il était en train de mettre en place pour illustrer et défendre la négritude. Quel intérêt à opposer la raison à l’intuition ? Il faut tout d’abord préciser que pour Senghor l’intuition dépend fondamentalement de l’émotion et que l’une ne va pas sans l’autre. Mettre fin à la prédominance de la raison sur l’émotion. Avant de répondre à notre question, précisons que Bergson a justement développé sa théorie pour mettre fin à la prédominance de la raison sur l’intuition. Pourquoi vouloir coûte que coûte s’approprier l’une au détriment de l’autre ? La démarche de Senghor est claire : il faut expliquer et justifier la négligence de la raison discursive dans les sociétés africaines.
Senghor dit bien ‘ mépris de la raison’ et non absence de la raison. La raison discursive semble, en réalité, être faite pour les faibles esprits qui ne peuvent avoir une connaissance intuitive de la chose, qui ne peuvent se connecter avec les esprits des ancêtres et des génies. ‘L’émotion est nègre comme la raison hellène’. C’est généralement cette expression senghorienne qui est citée, mal citée voire déformée pour critiquer l‘auteur. L’intention de Senghor requiert cependant, quelques explications selon Pape Moussa Samba. Ce qui était, au départ, un ‘aphorisme’ ou un simple ‘alexandrin’ provocateur se présentera comme la thèse ennemie à abattre. On s’arrête trop souvent sur cet aphorisme qui, replacé dans son texte et dans son contexte, délivre un message profond que la simple décision arbitraire de refuser au nègre la capacité à raisonner.
D’une part, d’après le professeur Souleymane Bachir Diagne, dans cet alexandrin, Senghor a essayé, de faire une étude comparative entre la sculpture négro-africaine et la statuaire grecque. En effet, l‘art nègre et l’art grec sont l’expression fondamentale de l’esprit religieux et des Africains et des Grecs antiques. Le texte de S.B. Diagne jette remarquablement bien la lumière sur cette zone d’ombre mais le problème se situe à un autre niveau : Senghor persiste et signe en se basant tantôt sur l’ethnologie tantôt sur la caractérologie pour démontrer la différence entre noir et blanc.
Lors de sa conférence de 1937, Senghor se fit l’écho d’un préjugé ; regrettable sur les civilisations sans littérature écrite : dans le même texte, il prônera le bilinguisme comme seul moyen viable pour les Africains de s’approprier, par la langue française, la science occidentale, d’exprimer par la langue indigène, le génie de la race noire. Cette opinion de Senghor entre en droite ligne avec le relativisme culturel des années 1930. Autrement dit, elle est née en pleine période de révolte qui a vu naître le concept de négritude, en 1934, comme symbole de la fierté nègre. Il s’agit cependant d’affirmations prématurées sur lesquelles Senghor est revenu en 1963. Elles heurtaient nécessairement une conscience collective qui voudrait démontrer au colonisateur sa capacité à analyser les choses de façon rationnelle. Certains iront même jusqu’à mettre en cause sa révolte finissant par le ranger du côté des traîtres.
Quand Césaire glorifie les Noirs en les qualifiant de peuples sans technique (Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé) par opposition à la révolution industrielle en Europe de peuples ‘qui n’ont jamais rien exploré, … jamais rien dompté…’, Il ne dit pas autre chose que Senghor.
Entre Senghor et Césaire, la différence repose sur une question de tempérament. Ensuite, vient le fait que Senghor soit né en Afrique et Césaire aux Antilles. L’auteur ne reprendra que les comparaisons Senghor/Césaire, Senghor/Diop et Senghor/Sartre. Dans sa thèse, il étend cette étude aux auteurs asiatiques et français : Gandhi, Mao, Sartre et Camus. Senghor et Diop sont deux géants de l’Afrique. Une étude comparative de ces deux grandes personnalités africaines risque donc d’être mimée dès le départ la fâcheuse dichotomie qui veut absolument dresser l’un contre l’autre. Il faut dire, dès maintenant, que les deux semblent bien plus proches qu’on ne veut bien le reconnaître. Entre les deux hommes, il y a d’abord une question de tempérament, ensuite une différence de méthode et surtout une différence de période. Et cette dernière remarque n’est pas souvent soulignée malgré son importance.
En 1923, à la naissance de Cheikh Anta Diop, Senghor venait de commencer ses études au séminaire Libermann. Ce qui a valu à Senghor son départ du séminaire pour l’enseignement général a valu aussi à Diop le redoublement de sa troisième qu’il risquait même de tripler d’après une lettre datée de 1941, retrouvée aux archives nationales du Sénégal. Elle fut rédigée et adressée à l’inspecteur général de l’enseignement en AOF par un responsable du lycée Van Vollenhoven, actuel lycée Lamine Guèye. (Lettre datée du 7 août 1941, Dossier Cheikh Anta Diop, archives nationales du Sénégal, Dakar). Le combat de Diop s’il consiste à restaurer la conscience noire et la vérité historique ne s’oppose pas théoriquement à celui de Senghor. La différence est que, pour Diop, il faut absolument démontrer aux occidentaux que non seulement les Noirs ont développé la raison discussive mais qu’ils en ont, en plus, passé le témoin à l’Occident par la Grèce.
Les deux hommes ne sont guère d’accord sur le problème de l’utilisation des langues du pays. Pour Senghor, le français doit être utilisé pour la science, tandis que les langues africaines orales serviraient pour la poésie, le théâtre et le conte. Par contre, Cheikh Anta Diop cherche à montrer l’aptitude du Wolof à devenir une langue pouvant porter la science.
La négritude n’était plus un simple mouvement littéraire mais une doctrine philosophique à part entière. Derrière l’œuvre de Senghor, se cachait le projet secret d’élaborer un système philosophique à l’instar de Marx et de Hegel. Il partira d’une évaluation critique du marxisme, qu’il considérait comme la dernière expression du rationalisme européen, pour élaborer un socialisme typiquement africain, une doctrine certes socialiste mais qui tienne compte des valeurs de la négritude. Cette entreprise fut un premier jalon pour venir à l’essentiel c’est-à-dire à la philosophie de la culture qui prônait l’enracinement dans les cultures africaines avant de jeter les bases d’un dialogue des cultures par l’ouverture – condition sine qua non de la civilisation universel. La philosophie de Senghor est une philosophie de l‘histoire relue et reconçue, note Pape Moussa Samba qui parle de la philosophie de la culture chez le poète sénégalais. Ce dernier ne fait nulle part de cette expression de ‘philosophie de la culture’. Sont examinés plusieurs sujets comme le dialogue des cultures, Négritude-Germanité, Négritude-Nipponitude, Négritude- Francité, le métissage.
Ce livre contient des remarques intéressantes sur Senghor. Mais son auteur ne cache pas son admiration pour le poète sénégalais qui est avant tout un homme politique. Il ignore les prises de position de Senghor contre l’indépendance des pays africains sous domination française et son soutien apporté au Biafra.
Amady Aly DIENG