Enjeux de l’autochtonie

Politique Africaine N°112 décembre 2008 Karthala 216 pages


Depuis la fin des années 1990, en employant la catégorie de l’ ’autochtonie’, la recherche sur les politiques de l’ethnicité, de l’appartenance et de la citoyenneté en Afrique a mis en évidence certaines homologies observables dans les tensions et conflits qui ont touché plusieurs pays africains au cours des processus de libéralisation économique et de ‘démocratisation’.Le présent dossier porte en particulier sur les liens entre les instances de l’autochtonie et les formes de naturalisation et de dépolitisation qui opèrent dans des contextes divers de gouvernementalité libérale, voire dans un ‘gouvernement de la vie’ qui articule de différentes façons, mais toujours selon une syntaxe biopolitique, des ‘populations’ et des ‘appartenances’ avec des ‘territoires’ et des ‘ressources’. L’autochtonie peut alors être appréhendée en tant que moyen d’appropriation de la modernité, ou encore comme un instrument de re-politisation utilisé par les sociétés politiques locales dans leurs régimes d’historicité spécifiques. Des années 1980 au début des années 2000, le Liberia a été associé dans l’esprit de la plupart des observateurs à une situation inextricable de guerre, de désordre et de dévastation. De nombreux analystes ont vu dans le conflit qui touchait ce pays un exemple typique de ce qu’on a appelé une ‘nouvelle guerre’, dans laquelle des miliciens se combattaient dans l’unique but de pouvoir mieux piller les ressources. S’il est évident que les motifs économiques ont été essentiels dans le développement de cette guerre pluri-décennale et des milices qui l’ont entretenue, on ne saurait néanmoins réduire à cette seule dimension le conflit libérien : des antagonismes et des oppositions ancrées dans une histoire plus longue ont en effet déterminé la naissance des milices et alimenté cette crise majeure. Dans le sud-ouest du Burkina Faso, la coexistence d’un droit coutumier conférant la gestion du foncier aux autochtones et de la loi sur la loi nationale qui donne l’usufruit des terres à ceux qui la cultivent crée une grande insécurité. Les autochtones ont peur de perdre leurs terres ancestrales tandis que les migrants ont peur qu’on leur reprenne leur terre qu’ils cultivent. L’approche par la ‘gestion des terroirs’, en transférant le contrôle des terres des autochtones aux migrants, exacerbe les sentiments xénophobes. En revanche, l’approche contractuelle, développée au niveau local entérine les inégalités existantes mais repose sur un large consensus plus susceptible de maintenir la paix sociale. Le projet d’exploitation pétrolière et d’oléoduc Tchad-Cameroun constitue un des projets d’infrastructures les plus importantes entrepris en Afrique durant ces dernières années.

Les variations sur le thème de développement élaborées par le consortium pétrolier se basent sur une notion aseptisée du local, dépourvue d’histoire et de politique. L’accès au global des ‘locaux’ qui ont profité du projet en qualité de sous-traitants enracinés dans un espace imaginaire, qui a été recréé largement au profit d’une audience internationale. Dans un contexte migratoire en pleine mutation, mais dotée de politiques publiques en partie obsolètes. L’Afrique du Sud a connu en 2008 une série d’émeutes d’une violence et d’une ampleur sans précédent visant majoritairement les étrangers africains. Ancré dans une histoire longue de recours à la violence dans la gestion des conflits politiques et sociaux, le phénomène présente toutefois une singularité dans son terreau idéologique comme dans ses modes opératoires. La gestion problématique de cette ‘crise’ par l’Etat a provoqué un repositionnement des principaux acteurs du référentiel sud-africain sur l’immigration et l’émergence de nouveaux acteurs associatifs.Elle a également ouvert une réflexion trop longtemps différée sur l’intégration durable des migrants à la société sud-africaine. La Lord’s Resistance Army (LRA) résiste depuis plus de vint ans aux forces gouvernementales ougandaises et aux tentatives de décryptage des analystes. L’article de Sandrine Perrot examine les conditions de production du savoir sur ce mouvement et ses modes de circulation et entend souligner les points aveugles de la recherche actuelle. Il relève les modifications importantes de l’environnement de la LRA au fil du temps et invite à analyser les transformations subséquentes de ses objectifs, motivations et alliances mais aussi de ses référents cosmologiques et spirituels, de ses imaginaires politiques et guerriers, de son rapport à la violence et de ses représentations de soi. Le Mozambique a attiré la sympathie en raison de ses spécificités politiques et de l’agression de l’apartheid.

L’analyse critique de cette historiographie reste nécessaire, sur la base des rapports sociaux réels, du rôle structurant des idéologies, des processus de marginalisation, évitant l’hypervalorisation du discours politique.La culture matérielle comme extension des corpsDes débats sont organisés autour du livre de Jean-Pierre Warnier : The Pot-King : The Body and Technologies of Power (Leyde, Brill, 2007) [Le Roi-pot, culture matérielle et technologies du pouvoir, version en français à paraître aux éditions Karthala)] L’auteur étudie l’impact des liens entre ‘culture sensori-motrice’, monarchie divine et pratiques sociales sur les constructions identitaires et la subjectivation dans le monde mankon. Notion clé, et sans doute l’un des apports les plus fondamentaux du livre, l’auteur défend avec vigueur l’existence d’une véritable physiologie du politique au sein de laquelle le sujet est constitué à travers une gamme de relations symboliques.

Comment le royaume mankon existe-il – quel rôle a-t-il et quelle place occupe-t-il au sein de l’Etat moderne ? Le chef Angwafor III de Mankon occupe tout de même de longue date un poste dans la haute fonction publique et il est aujourd’hui vice-président national du parti de Biya, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais. Il y a dans les activités du monarque au-delà de Mankon un sujet d’étude fort intéressant, qui permettrait d’étendre l’analyse que fait Warnier de la royauté sacrée. Warnier s’intéresse moins aux effets de la marginalisation – effets auxquels on pourrait s’attendre (frustration, dissidence, révolte, scission, fuite) – qu’au fait que ces effets semblent pour le moins rares. Warnier fait ressortir une riche gamme de questionnements touchant le rôle que jouent corps et culture matérielle dans la construction et la diffusion du pouvoir. Avec raison, il se donne pour but d’étudier la culture matérielle non pas en tant que signe, mais comme une extension des corps qui manipulent les objets, et comme un élément – sans doute devrait-on dire une entité – qui a une action directe sur le vécu des corps. Cela dit, la culture matérielle fonctionne aussi en tant que signe(s) et symbole(s), singes et symboles qui rendent visibles, compréhensibles et lisibles les technologies du pouvoir et de la royauté. Prendre cela plus pleinement en compte et faire intervenir dans l’analyse proposée de façon plus soutenue des éléments (voire des matériaux) issus de l’administration coloniale et de l’Etat serait d’une grande utilité. Cela ajouterait à la richesse et à la densité du texte en montrant plus encore que ce n’est pas le cas dans l’ouvrage, la complexité des vécus corporels au sein de ce royaume dont la structure aussi hiérarchique soit-elle, ne cesse de changer (le point de vue de Steven Nelson, University of California Los Angeles). Warnier nous livre une monographie tout simplement remarquable. Rien de prévisible dans ce texte – œuvre de science politique qui se refuse à être un ‘catalogue de données’ ; ethnographie qui se penche non sur les ‘êtres humains’, les ‘individus’ ou les ’systèmes sociaux’ mais sur les choses et les corps ; analyse sociologique, pour se focaliser sur les relations de pouvoir au sein d’une communauté hiérarchique, porte le regard sur les objets et les pratiques de tous les jours (verser du vin de palme, laver son enfant, préparer des remèdes, faire l’amour) plutôt que sur la signification ou le symbolisme. On est en face d’un texte qui non seulement met à mal, en les transcendant avec une très grande agilité, les cloisonnements disciplinaires les plus solides, mais aussi c’est la chose fondamentale – qui, en termes de théorie – est tout à fait novateur. Pour Warnier, s’interroger sur la signification, sur le ‘ce que cela veut dire’ , est une méprise. Warnier s’intéresse moins aux effets de la marginalisation qu’au fait que ces effets semblent pour le moins rares.

A travers un examen du corps humain, l’auteur tente de dévoiler le corps politique. Comment expliquer que les rebelles upécistes aient incendié des palais et assassiné des chefs en pays bamiléké ? Cela semble aller à l’encontre de la nouvelle thèse de Warnier (le point de vue de Nicolas Argenti, Brunel University, Londres). Jean-Pierre Warnier répond à ses critiques : La question qu’il pose est celle des technologies, c’est-à-dire des modalités d’une ‘action traditionnelle efficace. Il s’agit des technologies du pouvoir qui sont des ‘actions traditionnelles et efficaces’ sur les sujets plutôt que sur la matière à façonner. C’est une approche foucaldienne. Nelson écrit que son propos consiste à étudier la ‘physiologie du pouvoir’. Mais il n’a pour sa part aucune hésitation : une sociologie comparée du politique ferait fausse route et serait en bonne voie avec Foucault. Les substances monarchiques, dans l’imaginaire de la royauté, c’est-à-dire dans son ‘réel’, n’ont pas de prix et les sujets s’estiment largement satisfaits par cette transaction. Aujourd’hui, à Mankon et un peu partout dans le monde, de nombreux Mankon sont encore en prise avec la gouvernementalité des récipients, avec leur chef de lignage ou avec le roi.Le travail du roi est constamment mis en échec par les conflits internes au royaume.Les querelles de succession, les accusations de sorcellerie, les revendications foncières, c’est un travail de Sisyphe.

L’ouvrage de Fabrice Hervieu-Wane Dakar l’insoumise (Paris, Autrement, 2008, 352 pages) fait l’objet d’un compte rendu signé par Yves Gounin. Ce numéro de la revue Politique Africaine est une importante contribution à la connaissance des enjeux de l’autochtonie en Afrique.

Amady Aly DIENG

Source : Walfadjiri