Notes de lecture-Contre le travail des enfants ?
La charge émotive qui habite les discours sur le travail des enfants, aussi légitime soit-elle, masque toutefois la complexité du phénomène. Déclarer une incompatibilité entre le travail et l’enfant est d’abord une position située historiquement, socialement et culturellement. Selon les lieux et les époques, l’enfant peut aussi être considéré comme sujet responsable et acteur socio-économique à part entière, et son travail comme un mode de socialisation valorisant et structurant.
La problématique du travail des enfants, particulièrement cruciale dans les pays du Sud, a bénéficié ces dernières années d’une attention grandissante de la part des politiques, des médias et du public. Plus 200 millions d’enfants seraient concernés.
Quand et où commence l’exploitation ? Quels sont les déterminants de la mise au travail précoce ou forcée ? Si la pauvreté – des ménages, des systèmes éducatifs, des nations – apparaît bien comme le premier facteur contextuel qui favorise le travail des enfants, les figures de l’exploitation renvoient aussi aux logiques économiques, politiques et juridiques des modèles de développement et de rapports Nord-Sud injustes et inégalitaires.
Parmi les initiatives prises au nom de ‘l’intérêt supérieur de l’enfant’, un clivage persiste. Alors que les principales institutions internationales mobilisées sur cette question axent leurs priorités sur le respect des ‘droits des enfants’, bien des organisations sociales du Sud luttent, elles, pour les ‘droits des enfants travailleurs’. Juste une nuance de vocabulaire ou des approches radicalement opposées ?
Phénomène multidimensionnel exacerbé par la mondialisation néolibérale, le travail des enfants requiert une approche et des réponses circonstanciées. La prévalence des idéaux occidentaux conditionne l’essentiel des politiques en la matière, confondant défense de ‘l’intérêt supérieur de l’enfant’ et abolition du travail des enfants. Des mouvements d’enfants travailleurs réfutent cet amalgame et revendiquent leur droit à un travail ‘digne’.
Le travail et l’école peuvent être compatibles
La problématique du travail des enfants reste controversée. L’examen de la littérature, des conventions internationales et des positions d’acteurs le confirment. Si une certaine conception libérale de l’enfance tend à la considérer comme un âge à soustraire du monde des adultes, un point de vue plus ancré socialement insiste sur les bénéfices pour les enfants d’un travail approprié à leur âge et compatible avec l’école.
Il est communément admis que les enfants devraient pouvoir se développer physiquement, socialement et par l’éducation. L’école formelle a besoin d’être améliorée et rendue plus accessible. Et tout travail excluant l’éducation formelle ne doit pas être toléré. Mais le travail et l’école peuvent être compatibles, et les écoles peuvent, dans certaines circonstances, tirer des bénéfices d’un travail léger.
La nécessité d’éradiquer ou du moins de minimiser la nuisance subie par les enfants travailleurs est amplement reconnue. Il n’y a cependant pas de consensus sur l’idée que la légalisation de l’âge minimum pour accéder à un emploi serve cet objectif. Le problème avec le discours sur l'abolition est qu’il se focalise sur le travail et ses catégorisations. Il décourage ainsi l’analyse des bénéfices et des nuisances réellement subis par les enfants ou des facteurs précis dans l’environnement professionnel générateurs de bénéfices ou des nuisances. En particulier, il néglige le coût que représenterait pour les enfants le fait d’être interdit de travail.
Outre la fiabilité improbable de ses chiffres et le caractère discutable de ses catégorisations, le dernier rapport de l’Oit (Organisation internationale du travail) sur le travail des enfants, s’il semble différer les idéaux ‘abolitionnistes’, pèche toujours par le peu de cas qu’il fait des intérêts et des besoins concrets des enfants travailleurs, des revendications de leurs organisations et des effets des politiques de libéralisation, de dérégulation et de privatisation.
Concept controversé et régulièrement instrumentalisé pour légitimer des politiques douteuses, les ‘droits de l’enfant’ peuvent aussi inspirer l’action des militants du Sud. Trois Ong indiennes, aux approches pourtant concurrentes, s’accordent pour placer la lutte sur un double front qui interroge, dans toutes leurs dimensions, à la fois les structures sociales internes et les rapports de domination internationaux, sur fond de globalisation.
Des deux formes d’exploitation des enfants distinguées – ‘faible’ (économique) et ‘forte’ (économique, physique et oppressive) -, on considère souvent que la seconde n’apparaît qu’en dehors de la sphère familiale, alors que la première y est tolérée. Or, l’exemple de l’exploitation minière à Madagascar en témoigne, au sein de petites entreprises familiales pauvres, les enfants peuvent être soumis aux ‘pires formes’ du travail infantile.
Au Nord-Cameroun comme ailleurs, les déterminants du travail des enfants sont multiples : économiques, sociaux et culturels, internes et externes aux familles et aux communautés. Un système d’enseignement en phase avec la société et ses mutations pourrait générer un rapport au travail mieux choisi pour les enfants et des destins sociaux plus émancipés pour les jeunes filles, en marge de toute forme d’exploitation.
Les stratégies traditionnelles d’autonomisation diffèrent de celle que l’école propose
L’école est d’accès universel et gratuit dans la plupart des pays développés ; mais en Afrique subsaharienne et au Cameroun en particulier, près de la moitié des enfants en âge d’y aller en restent exclus ou en sortent trop tôt, par leur fait ou par celui des autres. Ils ne peuvent donc compter sur elle pour faire face aux besoins immédiats de la vie qui les interpelle, souvent très tôt, et combler les attentes des familles qui voient en leur scolarisation, même approximative, un investissement pour l’avenir. La désillusion qui en résulte met les familles et les enfants des milieux pauvres en particulier, devant des choix à la fois difficiles : le choix de la vie/survie, non garanti par l’école.
L’individualisme, qui n’est pas l’autonomie, commence à avoir raison de la légendaire solidarité africaine qui se rétrécit au contact des difficultés économiques et de la misère croissante.
En effet, l’autonomie ne recouvre pas la même réalité et n’a pas la même valeur culturelle pour le milieu scolaire et pour les familles. Elle est cultivée par l’école comme un des aboutissements de la réussite individuelle, ce qui exclut, ou tout au moins réduit, pour les aînés qui ont réussi grâce à l’école, l‘obligation morale de solidarité et d’entraide qui a soutenu la scolarisation de bien des enfants dans le continent noir.
Dans les communautés foulbés fortement islamisées du Nord-Cameroun, cette notion d’autonomie s’applique essentiellement aux garçons. L’organisation de l’espace familial et la dynamique de son exploitation l’y inscrit comme telle. Il s’en suit que les stratégies traditionnelles d’autonomisation diffèrent très sensiblement de celle que l’école propose. Parmi les enfants d’autres composantes culturelles et religieuses de la région, plus libres dans leur déploiement, une des stratégies consiste à profiter de leur mobilité spatiale pour adjoindre à la fréquentation scolaire des stratégies pour générer par eux-mêmes les fonds nécessaires à leur scolarisation. Alors, les enfants travaillent, gagnent de l’argent, sans nécessairement être employés par un tiers. Ils sont à leur propre compte et se ‘débrouillent’, ‘se battent’ partout où ils peuvent pour pouvoir ‘aider les parents’ à couvrir, entre autres, leurs frais scolaires.
Parcours parallèles entre la famille et l’école
L’enfant suit des parcours parallèles entre la famille et l’école. Mais il est une évidence : il entre dans la famille à la naissance, alors que l’élève n’entre à l’école, en général, que six plus tard. La famille est, en tout temps, présente dans son évolution en société, même quand il devient adulte. Ceci n’est pas vrai avec l’école dans la vie de l’élève, car cette relation directe a une fin. Par ailleurs, bien que l’enfant n’ait pas un lien automatique avec l’école, l’élève, lui, est bien d’abord membre d’une famille. Ces statuts du jeune être tendent à s’exclure mutuellement plutôt que de se compléter, la famille voyant affectivement et durablement un ‘enfant’, l’école, rationnellement, un ‘élève’ dont elle ‘traverse’ la vie. L’école, lieu d’interaction entre l’enseignant et l’élève, a pour mission d’instruire ce dernier en vue de son autonomie future. Les familles s’estiment pour leur part investies du pouvoir d’éduquer l’enfant pour son intégration sociale et pour assurer, à travers lui, la continuité des valeurs de la communauté à laquelle il appartient. C’est ce qu’apprécient les pasteurs maasaï du Kenya, eux qui envoient leurs enfants à l’école pour qu’ils apprennent à lire et à écrire le swahili pour revenir servir de lien entre leur communauté et le monde extérieur.
Alors que les éleveurs envoient leurs enfants garçons faire paître les bêtes, les agriculteurs gardent les leurs dans les champs à longueur de journées et des saisons, pendant que les Baka de l’Est, chasseurs et pêcheurs les entraînent pendant les six mois que dure la saison de leurs activités dominantes. Des écoles non formelles ont été créées pour compenser l’insuffisance et l'inadaptation des écoles formelles, mais l’adoption d’un calendrier scolaire conséquent a fait défaut.
En définitive, les mouvements des enfants travailleurs, malgré les limites internes et les résistances rencontrées, offrent une avancée essentielle, celle de bousculer le paradigme dominant de l’enfance en reliant les luttes pour (et avec) les enfants aux luttes plus générales en faveur d’un monde plus juste et plus solidaire. Ils s’affirment comme des acteurs incontournables. Face à la doxa dominante et aux déclarations de l’Oit qui considèrent qu’un avenir sans travail des enfants est une condition indispensable au ‘travail décent’, ces mouvements s’interrogent : ne serait-ce pas plutôt le travail décent pour tous, hommes et femmes, la condition indispensable à la fin de l’exploitation des enfants ?
Amady Aly DIENG