Notes de lecture - De l’oralité africaine à
Comment percevoir l’oralité africaine face à la dictature de l’écriture ? Difficile et périlleux exercice auquel se livre Samba Diop, titulaire d’un Doctorat (Phd) en littérature comparée de l’université de Californie à Berkeley, au gré des courants d’air qui s’engouffrent dans les oreilles restées vigilantes. Sans le rituel du transfert vers l’ouïe, y compris le silence qui atteint l’oreille, l’oralité n’existerait pas. La civilisation africaine non plus d’ailleurs ! L’esthétique de l’oralité ressemble alors fort à une forme postmoderne de la poétique de l’écriture. L’oralité devient, de ce fait, non plus la traduction de l’absence de l’écriture mais bien une transfusion des réalités renouvelées du passé, des aïeux vers les générations d’aujourd’hui et du futur. L’oralité se mute ainsi en musique et en silence rythmés.
Il n’est alors pas étonnant que les genres littéraires qui émergent de l’oralité africaine naviguent furtivement entre mythe, conte, épopée, généalogie, roman, poésie, musique et silence. Il ne s’agit pas uniquement de tradition mais bien de la nouvelle alliance entre le passé et le futur, l’imaginaire des civilisations et cultures africaines. La survie de la tradition dans un contexte de modernité pose le problème même de la modernité face à la tradition. Tout se joue dans la transmission. Alors, l’Internet, créateur de choc des civilisations virtuelles, ouvre les portes d’une nouvelle richesse de la perception. C’est cette pluralité simultanée que Samba Diop tente de transmettre, lui le troubadour de l’oralité.
Dans le cadre de ce travail, l’auteur s’efforce de poser une problématique qui est la suivante : Comment dégager une africanité, ou une essence si l’on veut, de l’épopée et du mythe ? En d’autres termes, si l’on se penche sur Le Mythe de Ndiadiane Ndiaye ou sur L’Epopée d’El Hadj Omar Tall, quelles sont les spécifités sénégalaises et, au-delà africaines ? Est-ce que les caractéristiques principales du mythe et de l’épopée, telles qu’on les trouve dans d’autres traditions à travers le monde, on les retrouve pareillement dans les textes oraux africains ?
Ainsi, son souci majeur, au début, a été d’essayer d’établir des textes oraux (notamment un mythe et une épopée). Cet effort peut être à la fois compris et en même temps apprécié si l’on tient compte du fait que les civilisations africaines étant d’origine orale (cela est bien connu), nécessairement, la fixation des textes par le biais de l’écriture allait s’imposer d’elle-même, tôt ou tard et, ceci, de la part des spécialistes et chercheurs. Ensuite, l’acte même de fixer par écrit le matériau oral pose des problèmes d’ordre méthodologique, structurel, linguistique, sémantique, etc. Samba Diop aura tout le loisir de revenir en profondeur sur ces questions essentielles liées à l’avènement de l’écrit dans le domaine oral.
Selon Jan Vansina «Oral Tradition : A Study in Historical Methodology», toutes les sources orales n’entrent pas forcément dans l’aire des traditions orales ; mieux, l’auteur va plus loin en affirmant que seules les sources qui ont été transmises d’une personne à une autre par le biais de la langue (la parole) peuvent être incorporées dans le domaine de la tradition orale. (…)Cependant, malgré la justesse des remarques de Vansina, les deux textes d’origine orale qui constituent le centre d’intérêt de cette étude sont plus complexes que le simple fait d’une transmission orale ou générationnelle, car il y a d’autres apports dont il faut tenir compte, notamment le fait que les deux conteurs sont exposés à l’écriture (en particulier le Coran) et incorporent des éléments en provenance de cette source écrite dans leur performance orale. Mieux Niang qui a déclamé le mythe ayant trait au fondateur (Ndiadiane Ndiaye) a couché par écrit la généalogie de tous les rois et souverains qui ont été à la tète du royaume du Waalo.
Concernant le mythe, il est bien connu que tous les peuples de la terre ont des mythes d’origine, des canaux qui permettent d’expliquer la présence de l’homme sur terre. Les Wolofs du Sénégal n’ont pas failli à cette règle, avec, notamment, «Le mythe de Ndiadiane Ndiaye», un texte que Samba Diop a recueilli en 1989 auprès d’un griot du Waalo nommé Cheickh Niang. Quant à l’épopée, ce genre est moins distribué à travers le monde aussi bien au niveau temps qu’espace. Tous les peuples n’ont pas connu le gente épique. (…) Samba Diop a recueilli L’Epopée d’El Hadj Omar en 1997 au Waalo auprès d’un bijoutier répondant au nom de Birahim Thiam.
Le mythe est différent de l’épopée, en plus du fait que ces deux genres ne jouent pas les mêmes rôles ; peut-on contempler l’idée d’une épopée mythique ? L’histoire de Ndiadiane Ndiaye ressemble fort bien à cette catégorie non encore définie. (…) Le thème de l’écriture et de l’oralité a été -et continue de l’être- une des préoccupations majeurs de Samba Diop. Là-dessus, beaucoup d’essais et d’ouvrages ont été écrits. Il fera appel aux écrits de Jack Goody et de Walter, par exemple.
C’est un lieu commun de dire qu’il y a des différences notables entre l’écrit et l’oral, entre ce qui est déclamé de vive voix et ce qui est lu en silence. Cependant Samba Diop prendra garde de ne pas tomber dans le piège des différences inconciliables entre les deux modes d’expressions. (…) Dans son autobiographie «Itinéraire africain» (Présence Africaine, 1966, p. 17), -que l’on peut considérer étant ses Mémoires-, Lamine Guèye fait l’éloge des héros et combattants africains tels que Samory ou El Hadj Omar.
Le mythe de Ndiadiane Ndiaye est un mythe de création bien connu dans l’espace sénégalais et, même au-delà dans le Sahel car, non seulement, on retrouve des variantes de ce mythe en Mauritanie, en Gambie, au Mali mais on trouve aussi beaucoup de personnes qui ont le patronyme Ndiaye dans la région ouest-africaine. Un certain nombre d’auteurs, de chercheurs et d’historiens ont publié des travaux sur ce mythe ainsi que sur les royaumes du Waalo et du Djolof.
Le premier aspect à relever dans ce mythe, c’est-à-dire la version recueillie auprès du griot Cheikh Niang, originaire du Waalo, c’est l’incorporation d’un autre mythe sénégalais. Ainsi l’importance de l’eau, non seulement comme source de vie et comme moyen de transport. Ce qui corrobore l’adage bien connu selon lequel, sans eau, il n’y pas de vie. Donc, le mythe de Noé est incorporé dans l’Ancien Testament et, à son tour, le griot Niang se l’est approprié grâce au Coran dans lequel est mentionnée l’histoire de Noé.
Le mythe est donc le commencement : d’où vient le clan ? Quelle est l’origine de l’homme ? Comment peut-on établir avec autorité ce commencement ? (…) L’épopée constitue la mémoire de la communauté, une communauté appartenant en majorité à la civilisation de l’oralité, une communauté dans laquelle l’archivage et la préservation du mémorable, de la mémoire et de l’instant immédiat se font par le biais de la parole et l’ouïe et non par la plume, par voie d’écriture et de lecture. (…) Samba Diop consacre de longs et intéressants développements à la critique et à l’analyse de la performance orale et du texte transcrit (écrit).
Dans l’histoire de l’humanité, les emprunts sont si nombreux qu’ils deviennent banals. Mieux, beaucoup d’emprunts deviennent universels et il faut ajouter que tous les peuples, toutes les sociétés humaines ont emprunté à d’autres et continuent de le faire. Parfois il est impossible de retracer la source ou l’origine d’un emprunt que l’emprunteur s’est approprié si bien qu’on croit et considère cet apport comme un bien autochtone, ce qui n’est évidemment pas le cas. L’auteur précise que l’emprunt qui l’intéresse ici est le roman.
Après avoir emprunté le genre romanesque, que va faire l’écrivain africain qui vient juste de commencer à écrire, à rendre, à interpréter ou à faire comprendre sa sensibilité, celle de sa culture ou de sa communauté ? Une des possibilités offertes est le retour aux sources, c’est-à-dire la tradition orale, tout en maintenant l’usage du français. Des exemples tirés de récits fictionnels de trois romanciers sénégalais seront donnés à titre d’illustration ; Ousmane Sembène à propos de la langue, avec ses romans «L’Harmattan et Ö pays, mon beau peuple !» Ensuite, concernant l’utilisation de forme épique dans le roman moderne, le roman «Le jujubier du patriarche» d’Aminata Sow Fall sera mis en exergue. Enfin, au sujet de la modernité et des rapports que ce concept entretient avec les coutumes et avec la tradition. S. Diop analysera «Karim», le roman d’Ousmane Socé Diop.
L’écrivain et cinéaste Ousmane Sembène nous fournît un exemple tout au début de son roman «L’Harmattan» en mettant en relief le rôle du griot dans l’Afrique dite classique. Il y a une tendance chez beaucoup de romanciers et d’écrivains africains de se réclamer de la tradition orale et du griot. Il y a peut-être une fine distinction à faire entre Sembène d’un côté, et Sow Fall, Socé Diop ou C. Hamidou Kane, de l’autre. Un ensemble de faisceaux projettent un halo de lumière sur l‘éducation, la vie et le parcours individuel de ces écrivains. Il est évident qu’ils n’ont pas suivi des itinéraires similaires (sauf peut-être Kane et Sow Fall qui sont des universitaires). Ceci est un aspect important à prendre en compte afin de mieux comprendre la posture de ces romanciers vis-à-vis de certaines thématiques mais, aussi et surtout, par rapport à la langue française.
De quoi s’agit-il ? C’est connu que Sembène est un autodidacte, qui n’a même pas fini l’école primaire. Il a été, de ce fait, façonné par l’école de la vie comme on le dit couramment. A l’inverse, la deuxième catégorie d’écrivains est constituée en quelque sorte de privilégiés qui ont bénéficié de bourses d’étude pour fréquenter l’université et des instituts d’études supérieures en France. Ousmane Sembène a été maçon, docker, syndicaliste, etc. avant de venir à l’écriture et au cinéma. Il a été aussi marxiste et militant communiste.
Aminata Sow Fall est peut-être moins radicale et plus modérée que Sembène dans le domaine des manifestations lexicales. Georges Ngal note dans certains romans de Sow Fall, il y a une intrusion massive des manifestations lexicales exprimant des réalités africaines. Plus loin, Ngal ajoute : «dans les romans d’Aminata Sow Fall, il y a un cheminement du wolof et du français côte à côte… La romancière sénégalaise ne se contente pas seulement d’emprunts lexicaux mais s’emploie à alterner des phrases en wolof et en français, créant ainsi des rapports syntaxiques particuliers».
On arrive à «Karim», le roman d’Ousmane Socé Diop. Dans ce récit, l’auteur ne se contente pas seulement de faire coexister tradition et modernité. Mieux, il donne un aperçu -peut-être naïf mais vrai- de la transformation que subit la culture africaine au contact des valeurs européennes. Comme on le voit avec Cheikh Hamidou Kane, ce contact s’est déroulé sur un fond de violence caractérisé de la part de l’Europe. Le cadre de ce roman «Karim» est Saint-Louis du Sénégal. Cette ville est considérée comme la première ville française d’Afrique noire et constitué un laboratoire. Elle a été une ville de métissage aussi bien biologique que culturel.
La hiérarchisation est la clé de voûte de toute société coloniale construite par les Européens. Le point de vue de Césaire contraste très fortement avec celui de Socé Diop. Ce dernier restitue un monde lisse et sans heurts majeurs. On a comme l’impression que les habitants de Saint-Louis subissent les transformations qu’apportent l’Occident et l’Orient sans trop de problème. L’attitude relaxe que l’on trouve dans «Karim» est loin des souffrances et tortures métaphysiques et ontologiques que subit Samba Diallo dans «L’aventure ambiguë».
Et, pourtant, une transformation n’est jamais chose aisée. Voici la description de Saint-Louis dans «Karim» : «Saint-Louis du Sénégal, vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût sénégalais ; il avait joué ce rôle durant tout le dix-neuvième siècle. De nos jours, avec la concurrence des villes jeunes comme Dakar, Saint-Louis dépérit ; on y retrouve toujours ce faste dans les cérémonies et les réjouissances, cette majesté orientale, fortes empreintes de la civilisation arabe».
Samba Diop fait le récit de la rencontre Afrique-Occident qui est un traumatisme. «Les gardiens du temple», le deuxième roman de C. H. Kane peut être considéré comme un récit post-colonial : on y retrouve certains traits du premier roman, «L’aventure ambiguë». Cependant, la différence de taille entre les deux romans est que dans «L’aventure», on était à l’intersection de la fin de la période coloniale et l’aube des indépendances politique et la naissance de nouveaux Etats africains. Dans «Les gardiens du temple», Kane insiste sur la tradition. Le mérite de Kane est de renverser la problématique et de partir de la modernité plutôt que de la tradition ; mieux, il place les deux termes sur un même pied d’égalité. Cet ouvrage bien écrit est une très bonne introduction à la connaissance des problèmes liés à l’écrit et à l’oral ainsi qu’à la tradition et à la modernité. Il est à lire.
Amady Aly DIENG