Interview exclusive de Comi Toulabor : Bras de
Comi Toulabor : « J’aurais aimé que le Cst formulât des revendications qui touchent le quotidien des Togolais »
Ecrivain, politologue, enseignant chercheur, Comi Toulabor est l’une des personnalités de la diaspora togolaise qui se démarquent par leurs réflexions et leur participation efficiente et active au débat sociopolitique local. Le vice-président de l’Alliance nationale pour le changement (Anc) en France, a saisi l’occasion que lui offre son bref séjour au Togo, pour commenter l’actualité à chaud. L’homme qui est aussi spécialiste de l’armée togolaise, replace le rôle de celle-ci dans l’exercice du pouvoir dans notre pays, au cœur du débat.
Quelles sont les nouvelles de Comi Toulabor ?
Comi Toulabor n’est pas un homme politique. Il se trouve que mes travaux participent au débat politique. Mais je n’ai pas l’intention d’être plus visible que je ne le suis actuellement, c’est-à-dire prendre des positions officielles, politiques, etc., ça ne m’intéresse pas. Je fais mon travail et j’ai un domaine très limité. Le jour où je déciderai de franchir le pas, je le ferai. Mais pour le moment, je suis dans mon travail de recherche. J’écris quand je peux et parfois il m’arrive de prendre des positions personnelles qui n’engagent pas l’Anc. Je sais que ça fait une double casquette.
J’ai toujours pris des positions sur des sujets qui me paraissent sensibles au Togo, notamment le cas Gilchrist Olympio. Je pense que j’ai été l’un des premiers à toucher du doigt la capacité ou la qualité de l’homme. On m’est tombé dessus, à bras raccourci et je comprends. Mais ce sont des positions qui relèvent de mes travaux, de mes analyses, etc. Cela me prend beaucoup de temps d’ailleurs et je ne pense pas qu’on puisse me demander autre chose que ça.
Comment se porte la représentation togolaise de l’Anc en France ?
Elle se porte bien et pas bien. Bien en ce sens qu’on tient nos réunions statutaires normalement. Au niveau de la participation des membres du bureau, c’est vraiment aléatoire, parce qu’en France la vie n’est pas comme au Togo. On est pris par l’environnement, si bien que la participation aux réunions n’est pas très appréciable. Moi-même, je réside à Bordeaux, les réunions se tiennent à Paris. Donc, je ne peux pas me permettre de participer tous les mois à des réunions. Au niveau du débat, c’est la même chose. Je ne vous cacherai pas qu’il y a des conflits internes, comme dans toute association d’ailleurs. Mais tout cela pollue la participation de l’Anc-France au débat, d’autant plus que ceux qui en font partie n’ont pas le niveau de participer à un débat politique efficient. On est dans un contexte où le parti a peut-être une image noble au Togo, mais pour nous, je dirai que ce n’est pas encore ça.
Malgré cela, je dirai que l’Anc-France se porte plus ou moins bien, au-delà des aléas dont je viens de parler. Mais j’aurais aimé qu’elle fonctionnât mieux. Et que la participation ne soit pas seulement quelque chose de symbolique, mais concrète, notamment au niveau du financement. On a plein de problèmes, mais n’empêche. Grosso modo, l’Anc vit et ne vit pas en même temps.
L’actualité locale est fortement marquée par le bras de fer qui oppose le Collectif « Sauvons le Togo » au pouvoir en place sur des revendications que ce Collectif a compilées dans une Plate-forme citoyenne. Quelle analyse faites-vous de la situation ?
Voilà une question à plusieurs tiroirs. J’y suis tombé à mon retour au bercail. Encore que j’étais déjà au courant de la création du Collectif quand j’étais en France. Je laisse tomber tout ce qu’il y a derrière le Cst.
Ce que nous voyons, c’est qu’il y a un bras de fer qui oppose le Cst qui réunit des organisations de la société civile et des partis politiques, au pouvoir en place. Ce bras de fer résulte de quoi ? De l’éternel dialogue. Ce terme qui depuis les années 90, même avant, pollue la vie politique. Le dialogue a toujours été au centre de la vie politique togolaise et n’a jamais été réalisé, parce que les différents acteurs ne sont pas pour certains, de bonne foi. Si bien que ça fausse complètement les donnes. Le dialogue suppose qu’on vienne autour de la table et qu’on soit de bonne foi, qu’on ait confiance aux uns et aux autres pour pouvoir discuter. Si tel n’est pas le cas, le dialogue ne peut pas marcher.
J’adhère personnellement aux revendications du Cst. Même s’il y a certains que je qualifie d’archaïques. C’est ma position personnelle. Je pense qu’à l’heure actuelle, mettre sur la table la réintégration des neuf députés Anc me paraît déplacer, d’autant plus qu’on est à l’approche des législatives. C’est caduc, même si la Cedeao est intervenue dans ce dossier.
Ce que j’aurais aimé de la part de ce Collectif, c’est de formuler des revendications qui me paraissent beaucoup plus larges. Des revendications qui touchent vraiment la vie concrète des Togolais, à savoir la cherté de la vie, l’arbitraire, l’impunité, etc. On a l’impression qu’une partie des revendications sont sectorielles, je dirai même partisanes, si bien que ce bras de fer à l’heure actuelle me paraît un peu difficile.
Le Collectif n’est pas en position de rapport de force favorable, en ce sens que notre régime est un régime militaire. C’est le pouvoir qui détient les armes et peut réprimer. C’est cette répression qui fait la différence. Vous voyez. Donc le bras de fer ne me semble pas être en faveur du Collectif, à moins que toute la population togolaise se lève comme un seul homme et là peut-être, le rapport de force changerait de camp.
A quoi cela est-il dû si on en est là aujourd’hui ?
C’est que les Togolais sont fatigués. Le Togolais politique est un animal qui a une mémoire longue, malgré tout ce qu’on dit. Depuis plus de vingt ans, ce peuple a vécu une expérience et s’est rendu compte que l’opposition n’incarne pas assez ses revendications. Quand on voit à la veille et surtout après les élections législatives ou présidentielles, des transhumances, etc., le dernier en date étant le cas de Gilchrist Olympio, les populations ont raison de se poser des questions et se dire que ces gens-là ne sont que des traîtres et ne peuvent pas incarner leurs revendications. Le peuple, c’est son quotidien qui l’intéresse. Et au-delà de ce quotidien, avoir une certaine liberté d’action, d’expression, etc. Or, il se trouve que les populations ont l’impression qu’elles sont instrumentalisées par l’opposition pour atteindre leurs objectifs matériels immédiats et à partir de là, la population a bien compris qu’on ne peut pas se mobiliser derrière cette opposition-là.
Vous n’êtes pas d’accord quand on parle de « crise » au Togo. Quel qualificatif se prête à juste titre à tout ce que le peuple togolais a vécu de 1969 à nos jours ?
Le terme « crise » qui est accolé à la situation togolaise n’est pas approprié selon moi. Depuis 1963, le Togo est en crise, avec l’assassinat de Sylvanus Olympio. A partir du moment où vous avez une situation qui perdure depuis lors, cela veut dire qu’on a dépassé la crise et que ça devient structurel. C’est un peu comme le chômage, la situation économique en France. Je suis arrivé en Europe depuis 1974 et on ne parle que de crise depuis que j’y réside. Ça signifie que ce n’est plus un terme pertinent en soi.
Si une crise devient structurelle, elle n’en est plus une. A partir de là, comparer la situation locale à la crise, ne sied pas. Il y a un autre terme plus adéquat que je ne trouve pas pour qualifier notre situation. Une crise est quelque chose de conjoncturelle et concrète. Or, chez nous, elle est devenue structurelle. Donc, on est plus à cette étape. On a dépassé ce stade. C’est beaucoup plus profondément ancré, à moins qu’il n’y ait un gros balayage qui soit fait, par qui je ne sais.
J’ai souvent parlé d’un sous-officier en colère. Ce qui est métaphorique. Je vois la population elle-même d’abord dans la figure de ce sous-officier qui vient balayer et dégager tout le monde. Mais ça peut-être aussi le sous-officier en terme physique. Je prends l’exemple de Jerry Rawlings en 1979 quand il est arrivé au pouvoir et qui a fait zigouiller tous ses prédécesseurs. Il faut peut-être en arrivé là au Togo, parce qu’il ne s’agit plus d’une crise. Ce que le Ghana a vécu dans les années 1970 est beaucoup plus grave que ce que nous vivons au Togo. C’est parce que nos institutions ne vivent pas. J’insiste là-dessus, le Togo n’est pas un Etat institutionnel. Ça rend encore plus complexe la situation et le traitement de la question.
Vous dites qu’au Togo, « il n’y a pas d’Etat à réformer et qu’en terme institutionnel, il n’y a pas d’armée ». Justement, la question reste posée. Quel est aujourd’hui l’interlocuteur à même de représenter l’armée à la table de discussions ?
Il faudrait discuter avec l’armée. Mais d’abord, il faudrait que cette armée soit institutionnelle. Ce n’est pas le cas au Togo. Un chef d’Etat-major n’a pas de pouvoir en tant que tel. Un Général n’a pas de pouvoir à partir du moment où, un homme de troupe peut le faire déguerpir. C’est là que je dis que le terme « crise » est en dessous de la réalité togolaise, parce que le problème est beaucoup plus grave que ça. A partir du moment où la situation devient pérenne, elle n’est plus crise.
Vous êtes spécialiste de l’armée togolaise. Quelle lecture faites-vous du caractère de l’armée dont dispose la « Terre de nos aïeux » ?
Il faut avoir le courage de dire que l’armée togolaise est en déconfiture. Ce que nous voyons n’est que l’apparence. A mon avis, cette armée est dans un état qui ressemble un peu à ce que toute la population vit en ce moment. Il y a inversion des valeurs. Je parlais tout à l’heure d’un homme de troupe qui peut faire déguerpir un haut gradé. Quand vous avez une armée qui est configurée de cette façon, elle n’est plus une armée. Une armée, c’est la discipline, la hiérarchie. Ce qui pose le problème de comment traiter avec elle. Pour sortir de la « crise », on est obligé de passer par l’institution qui n’existe pas, mais qui est là sur le papier. L’institution qui détient l’effectivité du pouvoir. Notre armée n’en est pas une. Elle est constituée de plusieurs bandes de clans, etc. On va aux Evala, on recrute les champions dans l’armée, on les récompense, etc. Et cette pratique a toujours été comme cela. Depuis le temps Eyadèma. Sur la base de ce recrutement, on ne peut pas parler d’armée. C’est le problème. Ce sont des gens qu’on envoie à Lomé pour mater la population.
Qu’est-ce que la population togolaise, loméenne en l’occurrence, peut penser de ces militaires qui sont pour la plupart Kabyè et qu’on convoie sur la ville de Lomé composée essentiellement des Ewé et autres. C’est une analyse tribale tout simplement. C’est les Kabyè qui viennent mater les populations du Sud etc. C’est l’analyse brute que les gens font.
S’il y a alternance politique un jour, il y a un grand travail à faire là-dessus, parce que c’est une institution centrale qu’il faut refonder totalement, comme l’administration elle-même. Cette alternance sera douloureuse, si elle veut travailler dans l’intérêt des Togolais, parce qu’il y a plein de choses qu’il va falloir revoir. La mentalité du Togolais, mettre les valeurs à la bonne place, etc. C’est la vraie démocratie qui consiste pour chaque institution, chaque acteur, à jouer son rôle. Que ces institutions soient spécialisées, compétentes et contrôlées dans leurs fonctions, etc.
Pensez-vous que l’armée constitue véritablement l’obstacle majeur à l’instauration de la démocratie au Togo ?
Tout à fait. Depuis la conférence nationale souveraine, on s’en est aperçu. Sur la base de l’analyse du Pr. Togoata Apédoh-Amah à l’époque, analyse qui n’avait pas été prise en compte, il ressort beaucoup de choses. Il soulignait le caractère ethnique, tribale de cette armée. Quelles conséquences en a-t-on tirée ? Quand la conférence a décidé cette mesure malheureuse de dissoudre le Rpt, l’armée est descendue dans la rue et a maté la population. Voilà l’alliance dont je parle. Pourquoi l’armée est-elle descendue dans la rue pour passer la population à tabac, parce qu’une décision a été prise de supprimer tel parti ? Ça n’aura pas de sens si l’armée et le Rpt ne sont pas en osmose. Le Rpt (aujourd’hui Unir) est une émanation de l’armée et vice versa.
Cette alliance entrave le processus démocratique et il n’y a pas photo. Depuis 1990 et la succession dynastique de 2005, c’est toujours l’armée qui a joué le rôle majeur. L’armée a donc une responsabilité à assumer dans l’instauration de la démocratie au Togo.
Que voulez-vous dire quand vous affirmez qu’« il n’y a pas de culture démocratique au Togo, mais que notre pays regorge de démocrates par conviction qui sont d’ailleurs minoritaires » ?
C’est vrai que j’ai utilisé le terme « culture démocratique » mais je ne le partage pas forcément. Pour moi, il existe plutôt une culture politique et à partir de là, on peut décliner toute sorte de culture démocratique et autres. Concernant le Togo, je dis qu’il y a des démocrates par conviction, mais qui sont minoritaires face à des démocrates par convenance. Cela se voit. Je ne veux pas faire dans le virtuel. On verra lors des prochaines législatives. Tous ces gens qui sont en train de battre le pavé, quand les législatives se passeront bien ou pas, on verra des gens transhumer, parce que le chef de l’Etat dira qu’il voudrait former un nouveau gouvernement de large ouverture ou d’union nationale. C’est là le critère qui permet de départager ceux qui sont des démocrates par conviction et ceux qui le sont par convenance. Ceux qui le sont par convenance, c’est les opportunistes qui sont prêts, qui font la grande gueule, juste pour se faire remarquer. Ceux qui sont des démocrates par conviction au contraire soutiennent que les idéaux qu’ils avancent, les arguments qu’ils défendent, ne sont pas encore atteints. Ils maintiennent leur position. Il y a là-bas, ce que j’appelle une position éthique. Quand cela n’existe pas, c’est que ceux qui gravitent autour, ne sont que des opportunistes. Je donne l’exemple de Joseph Koffigoh et de Gilchrist Olympio. Voilà des démocrates par convenance.
Quelles sont les approches de solution qui s’offrent aujourd’hui à l’ensemble de la classe politique togolaise pour sortir de l’impasse ?
A partir du moment où nous sommes tous d’accord que c’est l’armée qui détient la réalité du pouvoir, pourquoi ne pas la mettre autour de la table et discuter avec elle ? Plutôt que ce prendre une position dogmatique, je pose la question. Dans d’autres pays, ça s’est fait. Je prends l’exemple de l’Amérique latine où les dictatures sont plus coriaces qu’en Afrique. Il y a eu une discussion entre l’armée et l’opposition pour décrisper l’atmosphère là-bas. C’est vrai que les Etats-Unis y ont contribué.
A partir du moment où ce n’est pas mis en débat, on n’en arriverait jamais là au Togo. Je pense que pour sortir de là, il faut que ceux qui détiennent la réalité du pouvoir se mettent à table et discutent avec l’opposition. La solution est simple et compliquée à la fois, parce qu’on ne s’est pas celui qui représente l’armée.
Quelle doit être l’attitude de la communauté internationale dans le contexte actuel ?
L’opposition dans notre pays passe au vitriol les chancelleries dans notre pays. C’est une réalité. Au-delà de ça, il me semble que la position de ce que nous appelons la communauté internationale est beaucoup plus complexe. D’après mes petites enquêtes, la communauté internationale, qui pour moi, par rapport au contexte togolais, est la France, est favorable à la démocratisation. Mais en même temps est pris dans un système qu’on appelle la « Françafrique » et qui empêche au-delà de notre armée, toute démocratisation.
Je pense que la communauté internationale est favorable à la démocratisation au Togo, sauf que les acteurs de l’opposition, à certains égards, ne se présentent pas comme étant en mesure d’assurer de façon pacifique ou rassurante, les intérêts de cette communauté et ceux locaux. Cette communauté a une position plus ou moins ambiguë. En général, la France est favorable à la démocratisation au Togo. Il faudrait que notre opposition se rende responsable à ce niveau, ne tienne pas un discours à l’emporte-pièce, un discours populiste pour montrer les muscles, etc. Ça compte beaucoup. Quand vous allez à la plage et que des responsables politiques se mettent à injurier l’Ambassadeur de tel ou tel pays, je pense que c’est irresponsable.
Interview réalisée par Elom ATTISSOGBE - Publiée dans Golfe Info No 796 du 27 août 2012