Notes de lecture - Les avantages des voyages -

Le voyage déplace l’esprit tout autant que le corps, et cette double mise enjeu permet à l’écrivain d’atteindre, au-delà de l’étrangeté qu’il traverse, une autre dimension de lui-même. Elle transforme le retour en expérience nouvelle. «Le plaisir spécifique du voyage, écrit Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleur, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu’elle était notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivons jusqu’au cœur d’un lieu désiré.» Ce plaisir accompagne l’écrivain jusqu’au mouvement final du retour. Le voyage se distingue en effet du nomade en ce qu’il intègre la possibilité du retour dans son itinéraire, même si c’est pour mieux repartir. Le voyage comme «état d’esprit», avec comme viatique les livres de prédécesseurs plus ou moins éloignés dans le temps - récits d’explorateurs comme François Bernier en Inde ou Paul-Emile Victor aux pôles, chroniques des lointains comme celle du père Labat aux Antilles, romans de Stevenson, Conrad, London ou Melville, Henry de Monfreid ou Kessel, carnets d’ethnologues comme Michel Leiris, Claude Lévi-Strauss ou Théodore Monod, ouvrages de femmes en quête d’harmonie, comme Alexandra David-Néel ou Ella Maillart : ce mouvement vers l’Ailleurs, devient, dans les années 1970, un phénomène de société s’étendant bien au-delà de ses initiateurs considérés, à l’origine, comme des marginaux. L’éloge du voyage devient une posture commune, revendiquée comme une philosophie de l’existence, qui engendre des pratiques nouvelles.
Les sociétés humaines ont toujours attendu de ceux qui fait l’expérience de l’autre et de l’ailleurs, d’un au-delà du quotidien et du connu et de leur «être-au-monde», un enrichissement des connaissances et des mythes ou simplement un renouvellement des histoires colportées à la veillée parle récit des épisodes extraordinaires ponctuant l’itinéraire du voyageur. Dans le dernier quart du XXe siècle, le public n’est plus le simple auditeur ou lecteur émerveillé : il est directement concerné par l’acte du voyage. Il est un acteur de la mutation de la société entraînant un besoin de liberté et de découverte étendu à l’échelle du monde. Si depuis le début du XIXe siècle, on prisait le voyage en Orient - qui commençait en Espagne et finissant rarement au-delà du Maroc - nombreux furent, à l’orée du siècle suivant, les Claudel, les Farrère, les Loti et les Segalen à chercher les dernières traces d’aventure, de plus en plus loin, aux confins extrêmes de l’Orient. Les deux derniers ont d’ailleurs poussé particulièrement loin et longtemps leurs pérégrinations respectives. Ainsi, quand Segalen quittait la Polynésie pour se rendre en Chine, il manquait de quelques années son confrère Pierre Loti qui quittait la Chine après l’insurrection des Boxers en 1900. Tous deux avaient des conceptions très différentes de l’exotisme et cherchaient à se démarquer à leur manière de la tradition du récit de voyage qui veut que l’auteur compare le pays visité avec son pays d’origine. Sur ce point, Loti préférait comparer les pays visités entre eux, mêlant les différents exotismes, quand Segalen tentait de porter sur l’autre un regard innocent et dépourvu de tout préjugé, le regard de l’autre sur l’autre.
De l’Afrique au Japon en passant par l’Inde, la Turquie, Tahiti ou l’île de Pâques, Loti qui était un militaire dans la marine - il avait fait l’école navale de Brest -, il a profité de ses multiples déplacements professionnels pour tenir un journal intime dont il se servira pour écrire des romans à partir de ses expériences. Entre le témoignage et la fiction, ses textes rendent compte d’une conception personnelle de l’étranger et de l’exotisme. Il s’agissait pour lui d’expérimenter physiquement la rencontre avec l’autre. Allant et venant entre le passé colonial et le présent, le terrain et les livres, l’Amérique centrale, le Congo et le Cambodge, Patrick Deville raisonne plus en géologue qu’en aventurier. Arpenteur du monde, Patrick Deville met ses pas dans ceux de ces écrivains qui, à la suite des grands explorateurs du XIXe siècle, se sont lancés à la découverte du monde, non pour traquer un quelconque exotisme mais pour revivre une époque relativement brève et récente où l’Europe, sur fond de rivalité franco-britannique, a voulu étendre son empire colonial. Pura Vida évoquait les tribulations de William Walker en Amérique centrale, Equatoria celles de Savorgnan de Brazza en Afrique, et Kampuchéa celles d’Henri Mouhot, un lépidoptériste qui, en chassant les papillons, découvre par hasard les temples d’Angkor. Trois histoires très différentes qui obéissent pourtant à un même dessein et sont autant des voyages dans le temps que dans l’espace et dans les livres.
Si l’île Maurice, la terre de ses aïeux, est devenue un pôle magnétique dans l’œuvre de l’écrivain, elle n’occasionne pas un repli dans le passé familial : elle est plutôt un point aveugle ou inatteignable, prétexte à tous les nomadismes. Maurice est l’un de ces lieux proches du «socle du monde», comme la Bretagne, ou le Sahara, celui que Le Clézio a sillonné avec sa femme. Célèbre pour ses pérégrinations sur le Danube, Claudio Magris, l’écrivain triestin reste très attaché à sa ville natale : à la croisée de trois cultures, elle permet tous les voyages immobiles. Il déclare : «L’on peut aussi découvrir le vaste monde en restant assis sur un banc.» Nullement illuminé, Nicolas Bouvier atteint rarement la plénitude durant ses voyages. Pour lui, il s’agit toujours de revenir à sa propre insuffisance, celle qui permet d’écrire. Le propre du voyage est de vous plumer, de réduire à rien, un mot que Nicolas Bouvier aimait Issu d’une lignée d’aventuriers, Chatwin, l’oiseau migrateur était, selon son ami Patrick Leigh Fermor, «un jeune prodige ayant poussé comme une tige de haricot, pour devenir une sorte de Radiguet des grands espaces». Bruce Chatwin déclare : «Je suis toujours un homme qui arpente la terre de long en large à la recherche d’un morceau de brontosaure perdu.»
Voyageur compulsif, l’écrivain André Gide est resté dix mois au Congo, où il ne passa pas inaperçu. Le livre qu’il en rapporte, avant tout descriptif, constitue une sorte de charge contre le colonialisme. Dénonçant l’exploitation des Noirs par les Blancs, Gide n’en est pas moins escorté par une colonne de quatre-vingt-dix porteurs. Comme Bernardin de Saint-Pierre avant lui, Gide souligne le contraste entre une nature généreuse, quand bien même hostile parfois, et le spectacle désolant d’une société humaine fondée sur l’inégalité, l’exploitation et le mépris. Depuis l’époque de Bernardin, qui vivait sous l’Ancien Régime, l’esclavage des Noirs, en principe, n’a plus cours, mais les faits observés par Gide en Afrique équatoriale française parlent d’eux-mêmes. De la sorte, Voyage au Congo s’insère dans toute un, ou plutôt une lignée de voyages critiques qui vont du Supplément au Voyage de Bougainville à Tristes Topiques. Avec Voyage au Congo, Gide écrit un «anti-voyage» ou plutôt un «adieu aux voyages» quelque trente ans avant le chef-d’œuvre désenchanté de Claude Lévi-Strauss.
Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, d’abord publiés en feuilleton dans La Nouvelle Revue française, qui était la «revue de Gide» comme on disait à l’époque, puis par extraits dans Le Populaire, le quotidien socialiste dirigé par Léon Blum, eurent un retentissement considérable, suscitant un débat à l’Assemblée nationale, remontant jusqu’au Bureau international du travail, le Bit, dépendance de la Sdn à Genève. Malgré les premiers succès rencontrés, Gide ne parvint pas à ébranler la puissance du lobby colonialiste, et le régime des grandes compagnies concessionnaires, ces véritables féodalités installées sur le sol d’Afrique qui en suçaient la substance, se maintint tant bien que mal jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mais son combat fut une valeur exemplaire, annonciateur des campagnes anticolonialistes de Sartre et des Temps modernes après 1945. Avec Voyage au Congo, le «contemporain capital», comme l’avait surnommé André Rouveyre, n’était plus seulement perçu comme le meilleur écrivain de son temps, mais aussi comme sa conscience inquiète.
L’Afrique passe au filtre de Michel Leiris qui rêvait pays lointains et tortueuses découvertes, situant sur le même plan l’aventure du voyage matériel et l’aventure poétique, qui n’est, elle aussi, qu’un voyage, encore plus décevant, et beaucoup moins réel. Pour l’auteur de L’Afrique fantôme, livre emblématique du journal ethnologique, le voyage se situe d’abord dans le champ du merveilleux. Cet attrait est toujours présent lorsqu’en 1931 Leiris accepte de participer en tant que secrétaire archiviste à la mission Dakar-Djibouti, expédition gouvernementale qui va traverser l’Afrique d’ouest en est pour collecter les objets ethnographiques qui constitueront les collections du futur musée de l’Homme. Jeune poète confronté à l’angoisse de l’écriture et à l’impossibilité de s’ancrer dans le réel, jeune marié en quête d’une vocation lui permettant de gagner sa vie, sujet à des crises qui l’ont conduit jusqu’en Grèce et en Egypte pour tenter de retrouver un peu d’équilibre, Leiris a rencontré , grâce à Georges Bataille, l’ethnologue Paul Rivet, directeur du musée du Trocadéro, et Georges-Henri Rivière, pianiste de jazz, fondateur de la muséologie contemporaine et de la revue Documents. Leiris étudie alors l’ethnographie auprès de Marcel Mauss.
L’auteur des Voyages extraordinaires fait tout juste son entrée dans La Pléiade. Le directeur de cette édition revient sur la géographie alternative et inquiète qu’inventa l’écrivain. Plus d’une fois, Jules Verne atteint l’objectivité du rêve, celle de Raymond Roussel, du douanier Rousseau, du Michelet de La Mer. George Sand est la patrouilleuse de France. Si l’écrivaine eut très tôt le goût du voyage, elle s’est vite concentrée sur les provinces françaises, tout autant pour son agrément que pour renouveler le cadre de ses romans. Touriste émérite, elle est une excellente marcheuse. Ce numéro de la revue Le Magazine Littéraire nous aura fait découvrir les multiples avantages des voyages.
Amady Aly DIENG AOUT 2012